Aménagement et urbanisme, Contrôle judiciaire, Expropriation

L’avis de réserve pour fins publiques : un outil pour se donner le temps planifier

(crédit photo : journal Le Courrier du Sud)

Gestion Trempe inc. c. Ville de Brossard, 2023 QCCS 2612 (permission d’appeler refusée : 2023 QCCA 1168)

Peu connue hors du cercle des initiés du développement immobilier, la réserve pour fins publiques est un outil important de planification des acquisitions d’immeubles par les autorités publiques. Elle permet de « geler » pour une période maximale de 4 ans (auparavant 2 fois 2 ans) la construction ou les améliorations sur un immeuble, le temps de planifier un projet immobilier public.

La nature transitoire de la réserve fait en sorte que cet outil est peu discuté en jurisprudence, sauf en tant que prélude à l’expropriation. C’est pourquoi nous revenons en arrière pour résumer un jugement rendu en juillet 2023 sur une contestation par le propriétaire du droit de la Ville de Brossard d’imposer une réserve sur son immeuble.

Même si le jugement concerne une réserve imposée avant l’entrée en vigueur, le 29 décembre 2023, de la nouvelle Loi concernant l’expropriation (à propos de laquelle je vous recommande le webinaire donné pour l’UMQ par mon comparse Alexandre Thériault-Marois), et donc régie par l’ancienne Loi sur l’expropriation, les principes de la réserve pour fins publiques demeurent applicables, sous réserve de quelques modifications mineures.

Les faits

La société demanderesse Gestion Trempe est propriétaire, depuis les années 1980, d’un terrain en zone résidentielle située en bordure du fleuve Saint-Laurent.

En 2019, Gestion Trempe entreprend des discussions avec le promoteur QMD pour la vente du terrain afin d’y réaliser un projet résidentiel. La première offre d’achat sera refusée par Gestion Trempe.

Pendant ce temps, la Ville élabore à l’automne 2020 la Stratégie d’accessibilité au cours d’eau, qui identifie l’acquisition du terrain comme « action à évaluer à long terme », sans y fixer d’échéancier. Par ailleurs, l’acquisition du terrain n’est pas incluse dans le programme triennal d’immobilisation 2021-2022-2023, adopté en décembre 2020.

Toujours en décembre 2020, QMD présente une nouvelle offre d’achat, qui cette fois-ci est acceptée par Gestion Tremps. QMD entreprend donc des discussions avec la Ville pour l’élaboration d’un projet comprenant initialement deux tours d’habitation de 10 étages.

Or, le 16 février 2021, le conseil de la Ville adopte une résolution imposant une réserve pour fins publiques « en vue de la réalisation d’un projet d’infrastructure municipale » et un avis d’imposition de réserve est signifié à Gestion Trempe. En mai 2021, la Ville précise ses intentions, dans un avis d’expropriation modifié, par l’ajout des mots « à savoir un parc municipal donnant accès aux citoyens aux berges du fleuve Saint-Laurent ».

Par ses procédures judiciaires, Gestion Trempe demande à la Cour supérieure de déclarer l’avis de réserve modifié « nul, illégal et ultra vires » au motif que la Ville a agi de mauvaise foi en ne décidant d’imposer une réserve qu’une fois confrontée à un projet immobilier sur le point d’aboutir et que, l’acquisition du terrain n’étant pas prévue dans les outils de planification en vigueur au moment de l’imposition de la réserve, elle n’avait réellement l’intention d’exproprier l’immeuble pendant la période initiale de deux ans de validité de la réserve.

La réserve pour fins publiques

En première partie de son analyse, le juge Mark Phillips résume les principes de la réserve pour fins publiques, en se référant aux dispositions de l’ancienne Loi sur l’expropriation, alors en vigueur :

[44]        Au lieu d’exproprier immédiatement, l’entité qui est investie du pouvoir d’expropriation peut aussi imposer une réserve dite « pour fins publiques »[51]. Une telle réserve est mise en place par la signification, au propriétaire, d’un « avis d’imposition de réserve ». Cet avis doit contenir, entre autres, un énoncé précis des fins pour lesquelles la réserve est imposée[52].

[45]        La réserve demeure en vigueur pour une période de deux ans [NDLR : maintenant une seule période de quatre ans]. Elle peut être renouvelée pour une période additionnelle de deux ans[53]. Au-delà de cette période totale de quatre ans, aucun renouvellement additionnel n’est possible. Qui plus est, il doit s’écouler une autre période de deux ans avant qu’une nouvelle réserve puisse être imposée[54].

[46]        Pendant qu’elle est en cours, la réserve a pour effet de prohiber toute construction, amélioration ou addition sur l’immeuble qui en fait l’objet, sauf les réparations[55].

[47]        Avant l’arrivée du terme de la réserve, l’autorité qui l’a imposée peut aller de l’avant avec une expropriation en transmettant un avis d’expropriation au propriétaire[56]. Si, au contraire, l’autorité décide de ne pas exproprier, elle peut abandonner la réserve[57]. En l’absence de geste positif de l’autorité, la réserve expire à l’échéance de son terme[58].

[48]        L’expropriation donne lieu, bien entendu, à une indemnité[59]. La réserve qui ne débouche pas sur une expropriation donne elle aussi lieu à une indemnité[60].

[49]        Hormis la question de l’indemnité, telle que celle-ci peut être établie par le tribunal compétent, la validité même de la réserve peut, dans un délai de 30 jours de la signification de l’avis, être contestée devant la Cour supérieure[61]. Dans le cadre d’une telle contestation, la ville est présumée agir dans l’intérêt public, et c’est celui qui conteste la réserve (ou l’expropriation, le cas échéant) qui a le fardeau d’établir le fait susceptible de l’invalider[62].

[50]        La réserve peut être annulée si l’autorité qui l’a imposée n’avait pas le pouvoir de le faire, par exemple eu égard aux fins poursuivies[63]. Elle peut également l’être s’il est établi que le projet envisagé était irréalisable[64].

L’imposition d’une réserve ne nécessite pas un projet ficelé

Le juge aborde ensuite le principal argument de Gestion Trempe, soit le fait que la Ville n’avait pas l’intention arrêtée d’exproprier le terrain pendant la durée initiale de validité de la réserve, n’ayant pas inclus l’acquisition du terrain dans ses documents de planification :

[54]        Le fait d’avoir imposé une réserve sans pouvoir acquérir l’immeuble dans les deux ans serait, par ailleurs, une « expropriation anticipée » et, par le fait même, une fin impropre et illégale ayant pour effet d’invalider la réserve et les résolutions qui l’ont décrétée[69].

[55]        Ces prétentions sont erronées.

[56]        En effet, la logique même d’un mécanisme comme la réserve repose justement sur l’existence d’une situation où prévaut un état d’incertitude. Le législateur a jugé opportun de conférer à l’autorité expropriante la possibilité de forcer le maintien d’une forme de statu quo pendant une certaine période. Il lui eût été possible de préférer un régime ne comportant pas la possibilité d’une telle réserve, où l’expropriant aurait soit à sortir son chéquier immédiatement et exproprier, soit laisser les choses aller, quitte à être, plus tard, face à une situation où l’expropriation serait devenue irréaliste ou impossible.

[57]        Mais dans sa sagesse, que le Tribunal n’est pas appelé à remettre en question, le législateur a cru opportun de donner à l’autorité expropriante la possibilité de temporiser pendant un certain laps de temps. Certes, il s’agit là d’une contrainte importante pour le propriétaire de l’immeuble en question, mais, en contrepartie, le législateur lui a ménagé une indemnité pour venir compenser les inconvénients ainsi subis et, bien sûr, une indemnité pleine et entière si l’expropriation aboutit.

[58]        Rien dans les dispositions législatives n’exige, de la part de l’expropriant potentiel qui impose une réserve, une volonté pleinement déterminée. Bien au contraire. La notion même de réserve présuppose une situation d’indécision où une simple velléité suffit, laquelle pourra s’avérer passagère.

[59]        Quant à la durée totale possible — soit une période de deux ans, renouvelable une fois pour une autre période, elle aussi de deux ans, pour un total de quatre ans —, rien dans les dispositions législatives ne permet d’isoler le terme initial de deux ans comme étant assorti de conditions particulières. Le procédé choisi par le législateur oblige l’autorité expropriante à revoir la situation après une période de deux ans et ne lui permet qu’un seul renouvellement de la même durée, sans l’autoriser à tergiverser indéfiniment. Il reste que l’autorité expropriante a le droit d’imposer la réserve, avec les contraintes qui y sont associées inévitablement, pour la pleine durée prévue par la loi.

[60]        Ce procédé exorbitant ne peut être employé là où il est clair que le projet en question ne pourra jamais aboutir. Il en va autrement de la situation où le projet est possible, mais inachevé dans sa planification. Dans le présent dossier, aucune preuve n’établit que le projet de parc sur le terrain en litige puisse être qualifié comme ayant été forcément irréalisable au moment de l’imposition de la réserve[70].

[61]        C’est donc à tort que la demanderesse cherche à tirer un argument de la stratégie d’accessibilité aux cours d’eau (avec ses divers niveaux de priorité) et du PTI. Il s’agit d’outils de planification. On ne peut faire de lien entre ces instruments et la décision d’imposer une réserve. Prétendre le contraire équivaudrait à soutenir que l’exercice, par le conseil, de son pouvoir d’imposer une réserve, serait assujetti à une quelconque condition qui exigerait l’élaboration préalable d’une planification avancée manifestant déjà la volonté d’exproprier à l’intérieur d’un certain délai.

[62]        Or, il ne faut pas confondre planification et décision. C’est une chose de se doter d’outils qui visent à donner une orientation générale aux actions futures. C’en est une autre de procéder à un acte de la volonté dans un cas précis. Ainsi, il n’y a aucune contradiction dans le fait d’énoncer, dans tel ou tel document de planification, des visées et des orientations générales plus ou moins précises, d’une part, et le fait de prendre une décision particulière à un moment donné, d’autre part. L’un n’est pas conditionné par l’autre.

[63]        Il en va de même sur le plan financier. Si le législateur a cru bon de permettre à l’expropriant de temporiser, c’est que ce dernier peut ne pas avoir dégagé les moyens financiers précis pour la réalisation éventuelle du projet. Prétendre le contraire équivaudrait à faire perdre à l’expropriant tout l’intérêt du concept même de réserve. Le financement d’une éventuelle expropriation constitue forcément une étape ultérieure, et les villes disposent de plusieurs manières d’y parvenir[71].

L’indemnité pour les dommages causés par la réserve

Bien sûr, la Ville n’est pas pour autant libérée de toute responsabilité envers Gestion Trempe ou un propriétaire subséquent. En effet, elle devra l’indemniser pour les dommages causés par la réserve. Tant selon l’ancienne que la nouvelle loi, l’indemnité est fixée selon les principes applicables en matière d’expropriation, mais en excluant tout « montant à l’égard de l’utilisation que le titulaire, le locataire ou l’occupant de bonne foi aurait pu faire de l’immeuble réservé sans cette réserve ».

Si la Ville décide d’exproprier le terrain, le montant de ces dommages sera déterminé par la Section des affaires immobilières du Tribunal administratif du Québec dans le cadre de l’instance relative à l’indemnité d’expropriation. Sinon, Gestion Trempe devra déposer une demande au tribunal pour faire déterminer l’indemnité à laquelle elle a droit.

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