Aménagement et urbanisme, Droit pénal, Règlement

Discrétion d’émettre un constat d’infraction : pourquoi moi et pas le voisin?

Ville de Sainte-Anne-de-Bellevue c. Lebeau, 2020 QCCM 72

Certains jugements, sans établir de nouveaux principes, méritent d’être lus parce que le juge résume de façon claire et concise des principes importants, mais souvent peu discutés du droit municipal.

Parmi ceux-ci, un jugement récent de la Cour municipale, dans une affaire de haie de cèdre, met en cause une question soulevée par certains défendeurs en droit municipal : pourquoi moi et pas le voisin?

C’est ainsi que je vais vous parler de la haie de cèdre de monsieur Lebeau, qu’il est accusé d’avoir laissé croître à une hauteur supérieure à celle de 2 mètres prescrite par le règlement de zonage.

Le jugement traite par ailleurs de plusieurs défenses classiques, à tort ou à raison, du droit municipal (droits acquis, tolérance de la Ville, prescription versus infraction continue) et mérite à ce titre d’être lu par les inspecteurs des différents services municipaux.

Je me limiterai toutefois à traiter de la question de l’exercice par la poursuivante, ici la Ville de Sainte-Anne-de-Bellevue, de son pouvoir discrétionnaire d’entamer des poursuites pénales pour des infractions à ses règlements d’urbanisme (par l’émission d’un constat d’infraction).

(pour une discussion plus approfondie de la possibilité d’encadrer l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire en matière municipale, on peut également lire l’intéressant jugement rendu il y a quelques années dans l’affaire Rossdeutscher c. Ville de Montréal, 2016 QCCS 513, concernant un programme d’inspection des bâtiments)

La « politique du voisin immédiat »

Au procès, l’inspecteur municipal a témoigné que la Ville n’entreprenait des poursuites pénales que suite à une plainte d’un voisin immédiat :

[69]   L’application sélective du règlement par la Ville, qui n’agit que suite à la réception d’une plainte provenant d’un voisin immédiat, doit-elle avoir un impact dans la détermination de la commission de l’infraction et dans l’évaluation des moyens de défense présentés? Y a-t-il un abus de procédure par la Ville?

[70]   L’inspecteur Bounif a témoigné que les plaintes relatives à l’article 3.14 du Règlement 533 doivent provenir d’un voisin immédiat pour enclencher une action par la Ville.

[71]   Selon lui, la Ville avait reçu plusieurs plaintes par rapport à la haie de M. Lebeau, mais il n’est allé sur les lieux pour faire une inspection que lorsqu’un voisin immédiat s’en est plaint. À l’audience, Monsieur Bounif n’a pas été en mesure de nommer le voisin qui aurait porté plainte.

La « politique du voisin immédiat » n’est pas appliquée de façon discriminatoire ou abusive

Le juge explique que la Ville a la discrétion d’entamer ou non des poursuites pénales pour les infractions à ses règlements et qu’elle peut assujettir l’exercice de cette discrétion à une politique administrative, si celle-ci n’est pas appliquée de façon discriminatoire ou abusive :

[72]   La municipalité a une discrétion dans l’application de son règlement. Ce pouvoir discrétionnaire est reconnu à l’article 576 de la Loi sur les cités et villes[12] qui indique qu’une municipalité peut (et non doit) intenter une poursuite pour la commission d’une infraction à un de ses règlements :

576. Une poursuite pénale pour la sanction d’une infraction à une disposition de la présente loi, de la charte ou d’un règlement, d’une résolution ou d’une ordonnance du conseil peut être intentée par la municipalité.

[[caractères gras] ajoutés]

[73]   Mais l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire doit être fondé sur des motifs valables. Il peut être basé sur une politique, en autant que cette politique ne soit pas discriminatoire et qu’elle ne soit pas appliquée de façon discriminatoire ou abusive.

[74]   En l’espèce, cette politique du « voisin immédiat » n’est pas dépourvue de logique. Un voisin immédiat est le principal concerné si une haie est trop haute. Cela peut réduire le degré d’ensoleillement dans sa cour et ainsi nuire à son environnement et à sa qualité de vie. À titre d’exemple, c’est exactement le grief du voisin dans Montréal (Ville de) c. Brown.

[75]   Le statut particulier d’un voisin immédiat est même reconnu par la loi. Un voisin immédiat est considéré comme un « intéressé » au sens de l’article 227 de la Loi sur l’aménagement et l’urbanisme et, tout comme une municipalité, il peut obtenir de la Cour supérieure une ordonnance de cessation d’une utilisation du sol incompatible avec un règlement de zonage[13].

[76]   Par conséquent, il n’est pas déraisonnable de donner un tel poids aux plaintes provenant du voisin immédiat dans l’application du Règlement 533.

[77]   Et il n’a pas été démontré que cette politique administrative est appliquée de façon discriminatoire.

[78]   Monsieur Lebeau ne croit pas l’affirmation de l’inspecteur Bounif que c’est la plainte d’un voisin immédiat qui a déclenché l’inspection formelle. Monsieur Lebeau plaide qu’il n’y a « aucune preuve » de cela. Cet argument serait pertinent si le conseil municipal avait inclus la plainte du voisin immédiat comme une exigence dans le règlement. Si tel avait été le cas, la plainte du voisin immédiat serait devenue un élément essentiel de l’infraction et la poursuite serait obligée d’en faire la preuve hors de tout doute raisonnable. Mais le conseil municipal n’a pas choisi cette voie. La poursuivante n’a donc pas l’obligation de faire la preuve d’une plainte par un voisin immédiat.

[79]   L’exercice du pouvoir discrétionnaire de poursuivre pour une infraction relève de l’autorité poursuivante et il appartient à celui qui prétend que ce pouvoir a été exercé abusivement ou pour de mauvais motifs de l’établir par la prépondérance des probabilités – non pas par des soupçons ou des suppositions. Le défendeur ne s’est  pas acquitté de ce fardeau de preuve – même si je devais admettre en preuve et considérer les allégations nouvelles dans son argumentation écrite.

[80]   Je souligne en passant que le pouvoir discrétionnaire de poursuivre pour une infraction réglementaire s’exerce à deux niveaux. Il y a d’abord la discrétion de la personne qui remet le constat d’infraction. Mais une fois que le constat est contesté devant la Cour, c’est le procureur qui a l’entière discrétion de maintenir la poursuite ou de la retirer.

[81]   À la Cour municipale de Montréal, toutes les poursuites pour des infractions aux règlements municipaux sont menées par des procureurs du Directeur des poursuites pénales et criminelles (DPPC). Ces procureurs sont indépendants des autorités politiques, y compris les conseils municipaux. Sainte-Anne-de-Bellevue est une des anciennes villes de banlieue qui a repris son statut de ville indépendante lors des « défusions » de 2006. Mais dans le processus, elle n’a pas récupéré sa propre cour municipale. Les services rendus par la Cour municipale de Montréal et par les procureurs du DPPC font partie des compétences qui n’ont pas été retournées aux villes reconstituées. On devrait peut-être parler de la Cour municipale de l’Agglomération de Montréal ou du District de Montréal. En tous les cas, les procureurs à la Cour municipale de Montréal ne sont pas des employés des villes reconstituées. Il s’agit d’une garantie additionnelle de l’indépendance décisionnelle des procureurs municipaux et une protection contre le genre d’abus allégué par M. Lebeau.

L’absence d’abus de procédure

Ayant déterminé que la « politique du voisin immédiat » n’est pas en soi discriminatoire ou abusive, le juge examine finalement la question de savoir si le pouvoir discrétionnaire de la poursuivante a été exercé de façon abusive dans son cas particulier :

[82]   Une cour municipale a « le pouvoir discrétionnaire inhérent et résiduel de contrôler les abus dans l’application de la loi »[14].

[83]   Selon la Cour suprême du Canada, un arrêt des procédures pour abus de procédure n’est justifié que dans les cas les plus manifestes[15]. Deux types de conduite de l’État justifient un tel arrêt. Le premier concerne la conduite qui compromet l’équité du procès d’un accusé (la catégorie « principale »). Le second concerne la conduite qui ne présente aucune menace pour l’équité du procès, mais risque de miner l’intégrité du processus judiciaire (la catégorie « résiduelle »). Le test est le même pour les deux catégories et comporte trois exigences, dont le premier est qu’il doit y avoir une atteinte au droit de l’accusé à un procès équitable ou à l’intégrité du système de justice qui sera révélée, perpétuée ou aggravée par le déroulement du procès ou par son issue. Lorsque c’est la catégorie résiduelle qui est invoquée, il est satisfait à la première étape du test s’il est établi que l’État a adopté une conduite choquant le sens du franc‑jeu et de la décence de la société et que la tenue d’un procès malgré cette conduite serait préjudiciable à l’intégrité du système de justice. En l’espèce, cette preuve n’a pas été faite.

[84]   C’est celui qui allègue l’abus de procédure qui doit l’établir et il doit satisfaire à un critère rigoureux[16]. Monsieur Lebeau appuie son argument d’abus de procédure en partie sur des faits qui n’ont pas fait l’objet de preuve à l’audience. Ainsi, il n’a pas pu être contre-interrogé sur ces allégations et la poursuite n’a pas eu la possibilité de demander à faire une contre-preuve, ni de répondre aux nouveaux allégués dans son argumentation.

[…]

[94]   De toute façon, même si j’avais permis une réouverture d’enquête et admis en preuve ces faits, ils n’auraient pas été suffisants pour modifier ma décision sur le fond. La simple existence d’un autre litige entre les parties n’est pas une raison de conclure à la mauvaise foi, à la malveillance, à des motifs obliques, à un « subterfuge » ou à un « prétexte pour museler » (pour utiliser les expressions du défendeur). Je ne pourrais pas conclure non plus à une poursuite oppressive ou vexatoire.

[95]   Un abus des procédures judiciaires peut justifier qu’un tribunal ordonne l’arrêt des procédures. Mais il s’agit d’une mesure exceptionnelle qui n’est justifiée que dans les cas les plus clairs. En l’espèce, l’abus de procédure n’a pas été démontré. Il demeure au stade de la spéculation. Par conséquent, je ne prononcerai pas un arrêt des procédures pour abus de procédure.

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