Immobilier, Procédure civile

Un contrat signé entre la Ville de Sherbrooke et une congrégation religieuse demeure valide 75 ans plus tard

Filles de la Charité du Sacré-Coeur-de-Jésus c. Ville de Sherbrooke, 2021 QCCS 214

En 1945, la Cité de Sherbrooke (aujourd’hui la Ville de Sherbrooke) vend à une congrégation religieuse un terrain de 150 000 pieds carrés en bordure de la Rivière Magog pour la somme de… 200$. Je ne veux pas jouer à l’évaluateur agréé, mais ça me semble bon marché, même en 1945.

L’objectif est d’y construire un lieu de repos. Or, aucune construction ne sera érigée sur le terrain. La congrégation n’y paye évidemment aucune taxe foncière, mais l’évaluation municipale est aujourd’hui fixée à environ 700 000 $. Il pourrait donc potentiellement s’agir d’une bonne affaire pour les religieuses.

Or, en vertu du contrat de vente, la Ville de Sherbrooke conserve un droit de préemption dans la mesure où la congrégation souhaite éventuellement revendre le terrain. Ainsi, la Ville de Sherbrooke détient la possibilité de racheter le terrain à la congrégation religieuse pour le prix de vente de l’époque, soit 200$.

Voici ce que mentionne le contrat de vente :

«dans le cas où l’acquéreur trouverait à revendre ledit terrain, la Cité aurait le privilège de l’acheter, après que l’acquéreur lui aurait signifié son intention de le vendre par un avis par écrit un mois au préalable, et ce pour le prix vendu par la Cité

Environ 75 ans plus tard, la congrégation religieuse est plus ou moins chaude à l’idée de revendre le terrain pour 200$ à la Ville de Sherbrooke et mandate ses avocats pour déposer une Demande en jugement déclaratoire pour déclarer ledit droit de préemption caduque.

Au soutien de sa demande, la congrégation religieuse soumet notamment ce qui suit :

1) Un pacte de préférence ne peut lier les parties éternellement et par sa nature il constitue un contrat qui doit être soumis à un terme extinctif.

2) Les tribunaux québécois n’ont pas encore déterminé de balises relatives à la durée de validité d’un pacte de préférence lorsque les parties omettent de fixer elles-mêmes un terme.

3) Des auteurs de doctrine sont d’avis qu’à défaut par les parties de convenir, au départ, de la durée de leurs engagements, elles peuvent s’adresser aux tribunaux pour la faire déterminer. Il faut alors adopter une approche particulière à chacune des situations afin de déterminer la période de temps raisonnable pendant laquelle les parties demeurent liées par un tel pacte de préférence.

4) Il est impossible d’obtenir une preuve testimoniale permettant de connaître la véritable intention des parties et rien dans le contrat ne fixe de terme spécifique.

5) La restriction imposée limite sérieusement sa jouissance totale de l’immeuble en raison du prix fixé à l’avance pour le rachat soit 200 $. Ce prix apparaît maintenant, en fonction de la valeur réelle de l’immeuble, ridicule ou totalement disproportionné, et cela milite pour que le Tribunal détermine un assez court délai de validité.

6) Il y a 75 ans d’écoulés depuis la création du pacte de préférence et il n’est que raisonnable de conclure que celui-ci est devenu caduc, en fonction de toutes les circonstances du dossier, par l’écoulement du temps.

La Cour supérieure détermine que le contrat de vente ne souffre d’aucune ambiguïté qui justifierait son intervention. Au contraire, nous sommes ici en présence de deux personnes morales qui sont « intemporelles » de sorte qu’il n’est pas illogique de prévoir une condition qui n’est soumise à aucun terme extinctif:

[36] Soulignons, comme nous l’avons déjà indiqué, que nous sommes en présence d’un contrat de nature sui generis, qui concerne des personnes morales dont la durée d’existence est, sinon perpétuelle, à tout le moins intemporelle. Les limites imposées à la demanderesse, dans ses droits de jouissance de la propriété, apparaissent alors raisonnables eu égard à toutes les circonstances. Il n’y a aucune restriction quant à l’usage qu’elle peut faire de son terrain, sauf l’obligation à laquelle elle s’est astreinte, envers la défenderesse, de lui offrir de l’acheter si jamais elle voulait un jour s’en départir.

Quant à l’argument de la congrégation religieuse à l’effet que la clause contractuelle serait déraisonnable et porterait atteinte à son droit de propriété et ses droits fondamentaux (!), la Cour supérieure lui rappelle que sa position n’est pas aussi fâcheuse qu’elle ne le prétend :

[41] L’intention des parties était claire et les obligations auxquelles elles se sont engagées ne sont ni abusives, ni excessives, ni contraires à l’ordre public. Pendant toutes ces années, la demanderesse a bénéficié du terrain, pour l’objectif pour lequel elle l’a acquis, sans qu’elle ne soit empêchée, de quelque manière que ce soit, de l’utiliser. Rien ne l’empêche non plus de continuer à le faire indéfiniment.

[42] Il n’apparaît que normal, sans être abusif ou déraisonnable, dans le cas où elle veut ou voudrait un jour s’en départir, parce qu’elle n’en a plus besoin, qu’elle le vende à la défenderesse, tel qu’elle s’y est engagée, au prix convenu, et ce malgré l’écoulement du temps, si celle-ci désire l’acheter.

[43] Il n’est donc ni pertinent, ni utile, ni nécessaire que le Tribunal fixe un terme au pacte de préférence convenu entre les parties. La demande pour jugement déclaratoire ne peut ainsi être accueillie puisque rien ne justifie de déclarer caduc le droit de préemption ou pacte de préférence consenti par la demanderesse. De plus rien ne justifie de fixer un délai de déchéance ou un terme extinctif à ce droit de préemption ou pacte de préférence consenti dans l’acte de vente du 18 juillet 1945.

Un jugement à garder en tête pour d’autres dossiers potentiels, dans un contexte où les congrégations religieuses se départissent de plus en plus de leurs actifs immobiliers, comme en témoigne régulièrement l’actualité. Pour l’instant, gageons que les Filles de la Charité du Sacré-Cœur-de-Jésus préféreront conserver leur terrain plutôt que d’empocher 200$…

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