Uniroc Construction Inc. c. Ville de St-Jérôme, 2021 QCCA
Comme le dit le proverbe, « Mieux vaut prévenir que guérir ». C’est avec cette citation en tête que les entrepreneurs devraient préparer les soumissions qu’ils présentent à la suite d’appels d’offres publics. Cela leur permettrait sans doute d’éviter d’importants désagréments, sans parler du prix à payer.
En effet, dans un récent arrêt, la Cour d’appel confirme le jugement rendu par la Cour supérieure et rappelle aux entrepreneurs que la contrepartie de l’obligation d’information du donneur d’ouvrage consiste notamment en l’obligation de l’entrepreneur de bien analyser les termes et les conditions d’exécution du contrat qu’il convoite, afin de déterminer de façon aussi précise que possible les méthodes à privilégier et les coûts d’exécution.
Les faits
Au printemps 2014, Uniroc Construction Inc. (« Uniroc ») répond à un appel d’offres lancé par la Ville de St-Jérôme (« la Ville ») et conclut un contrat pour l’exécution de travaux de voirie.
En cours d’exécution, le représentant d’Uniroc se dit confronté à des conditions de sols différentes de celles décrites aux documents d’appel d’offres: il doit excaver une plus grande quantité d’un roc d’une qualité supérieure à celle prévue. Le 22 août 2014, il transmet deux courriels au représentant de la Ville dans lesquels il fait mention de « conditions de chantier manifestement différentes », à savoir la « présence de roc bien plus bas que le niveau de nos tuyaux. » Le représentant indique aussi que des « délais supplémentaires sont à prévoir » puis qu’ils devront travailler le samedi suivant pour ne pas retarder les travaux.
Les travaux se poursuivent tout l’automne et le 27 novembre 2014, le certificat de réception provisoire des travaux est émis, avec 53 jours de retard sur l’échéancier prévu.
Ce n’est qu’ensuite, dans une correspondance du 17 décembre 2014, qu’Uniroc présente à la Ville une réclamation pour des coûts supplémentaires imprévus, en présentant un document comportant plusieurs pages.
Selon l’entrepreneur, la Ville a manqué à son devoir d’information, de sorte qu’il s’est trouvé en présence des conditions de roc imprévues. Selon la Ville, les problèmes d’Uniroc résultent plutôt du du choix d’une méthode inadéquate pour briser le roc.
Uniroc intente donc contre la Ville une demande dans laquelle elle réclame près de 400 000 $ de coûts supplémentaires liés à ces travaux d’excavation du roc, demande que la Ville conteste en raison notamment du manquement d’Uniroc de respecter la procédure contractuelle prévue aux documents d’appel d’offres.
L’appel
Son recours ayant été rejeté par la Cour supérieure, Uniroc en appelle de la décision. L’entrepreneur soutient que, contrairement à ce que conclut le premier juge, il a respecté la procédure contractuelle. Subsidiairement, Uniroc soutient que la Ville a renoncé à l’application cette procédure lorsque son avocate a informé l’entrepreneur que la Ville n’avait ni refusé, ni accepté la réclamation, en l’absence de certaines pièces justificatives.
Il importe de reproduire les termes de la procédure contractuelle en cas de réclamation énoncée à l’article 10.3 du contrat conclu entre Uniroc et la Ville et qui prévoit:
10.3 RÉCLAMATION
Si l’entrepreneur se croit lésé d’une façon quelconque par rapport aux termes du marché, il doit transmettre au maître d’œuvre un avis écrit indiquant clairement les raisons de sa plainte ou de sa contestation. Cet avis doit être transmis dans un délai maximal de dix (10) jours à compter du début des difficultés qui, selon lui, justifient sa plainte ou sa contestation.
Le maître de l’ouvrage étudie la plainte ou la contestation de l’entrepreneur et lui fait part de sa position qui est définitive et exécutoire, à moins que l’entrepreneur ne la conteste dans un délai de quinze (15) jours suivant sa transmission (réception diffusion) au moyen d’un avis écrit adressé au maître de l’ouvrage.
Dans tous les cas, l’entrepreneur doit, sous peine de déchéance, présenter au maître de l’ouvrage sa réclamation détaillée, accompagnée de toute pièce justificative, au plus tard cent vingt jours (120) à compter de la date de la réception provisoire des travaux visés par la réclamation.
Le défaut de l’entrepreneur de se conformer à cette procédure et/ou à l’un ou l’autre des délais stipulés est réputé constituer une renonciation de sa part à exercer tout autre recours. Les avis de contestation et de réclamation transmis dans les délais prévus conservent à l’entrepreneur tous ses droits de contestation de la décision du maître de l’ouvrage devant le tribunal compétent. Dans le cas où le tribunal statue que cette décision a constitué un changement au contrat, les dispositions de l’article 4.7 s’appliquent.
[…]
Cette clause, que l’on retrouve sous une forme ou une autre dans la très grande majorité des contrats d’entreprise octroyés par des organismes publics, reprend les termes de l’article 2109 C.c.Q. Ainsi, l’entrepreneur qui conclut un contrat à forfait ne peut réclamer à son client une augmentation du prix au motif que l’exécution a coûté plus cher que prévu, à moins que les parties n’aient convenu autrement.
En matière de contrat à forfait, il est généralement admis qu’il incombe à l’entrepreneur d’assumer les risques liés aux conditions d’exécution du contrat, incluant les conditions de sols, puisqu’il est considéré spécialiste en ces matières.
Une clause de révision de prix comme celle de l’article 10.3 étant l’exception au principe du caractère immuable du prix du contrat à forfait, la Cour d’appel confirme que la procédure contractuelle prévue à cette clause doit être strictement respectée:
[6] Au regard de ce qui précède, on ne s’étonnera pas de l’importance accordée au respect de la procédure contractuelle relative à la mise en œuvre d’une clause de révision de prix. Son observance permet au donneur d’ouvrage de vérifier sur le champ les difficultés soulevées par l’entrepreneur de sorte à prendre les décisions en conséquence.
[7] La procédure de dénonciation et de réclamation prévue au devis BNQ 1809-900 est donc plus qu’une simple formalité procédurale. Elle doit plutôt être vue comme une condition préalable et essentielle sans laquelle le droit d’action de l’entrepreneur ne peut naître (…).
Dans son appel, Uniroc soutient que ses courriels transmis le 22 août 2014 constituent l’avis écrit de l’article 10.3 aux termes duquel elle a dénoncé l’existence de conditions de roc qui différaient de celles exposées dans les documents d’appel d’offres. Toutefois, la Cour d’appel ne le voit pas sous cet œil et confirme plutôt la décision du premier juge:
[11] L’appréciation de la suffisance d’un avis nécessite un examen des circonstances propres à chaque affaire. En l’espèce, les déterminations du juge sur cette question sont exemptes de toute erreur révisable.
[12] L’avis d’Uniroc devait minimalement prendre la forme d’une plainte ou d’une contestation dans laquelle devaient être énoncées « clairement » les raisons pour lesquelles elle se croyait lésée. (…)
[13] Rien dans les courriels ne laisse poindre l’idée qu’Uniroc entend rechercher la renégociation de certains aspects du contrat sur la base d’une erreur portant sur la nature du sol provoquée par un défaut d’information par la Ville.
(Les références sont omises.)
Outre l’insuffisance du contenu des courriels transmis le 22 août 2014, la Cour d’appel note que l’absence de réponse à ces courriels n’a pas inquiété Uniroc. De même, les comportements adoptés par les représentants d’Uniroc dans les semaines suivantes portent à conclure l’entrepreneur avait surtout voulu justifier d’éventuels retards dans l’exécution des travaux, retards qui lui étaient déjà reprochés par les représentants de la Ville.
Subsidiairement, Uniroc soutient que la Ville a renoncé à la procédure contractuelle lorsque l’avocate du greffe l’informe par écrit, en février 2015, « qu’aucun refus ni acceptation n’a encore été donné concernant cette réclamation, d’autant plus que certains documents notamment le rapport d’expertise de Fondasol concernant la dureté du roc (…) sont manquantes et essentiels l’analyse de ladite réclamation ».
Telle n’est pas l’opinion de la Cour d’appel qui s’exprime ainsi:
[19] La jurisprudence enseigne que toute renonciation à un droit doit être claire et non équivoque. En l’espèce, ce courriel ne fait qu’informer Uniroc de l’impossibilité d’étudier sa réclamation, faute d’être accompagnée de la documentation pertinente. De plus, il y est clairement mentionné « [qu’]aucun refus ni acceptation n’a encore été donné concernant cette réclamation.
[20] En somme, Uniroc ne réussit pas à démontrer que la Ville a renoncé à son droit de s’en tenir à la procédure prévue à la clause 10.3 en établissant que sa conduite ou celle de son avocate permettait raisonnablement d’inférer à l’abandon de ce droit.
(Les références sont omises).
Bien que ces motifs auraient été suffisants pour rejeter l’appel d’Uniroc, la Cour d’appel répond également à la prétention de l’entrepreneur, qui alléguait aussi que la Ville avait manqué à son obligation d’information à l’égard des conditions de sols. À nouveau, la Cour d’appel exprime son désaccord et confirme une fois de plus le juge de première instance, selon qui la méthode utilisée par Uniroc était inadéquate pour les travaux à exécuter, erreur commise à l’étape de la préparation de la soumission. Sur ce point, la Cour d’appel mentionne qu’au moment de préparer sa soumission, l’entrepreneur a l’obligation de se renseigner:
[23] Uniroc avait l’obligation d’examiner de façon satisfaisante les documents d’appels d’offres. Au besoin, elle devait visiter les lieux aux fins d’apprécier la situation et faires les efforts nécessaires pour se procurer l’information supposément manquante. Bref, elle avait l’obligation fondamentale de veiller prudemment à la conduite de ses affaires.
Le présent arrêt rendu par la Cour d’appel ne révolutionne pas le droit en matière de réclamation de construction, mais rappelle qu’un contrat d’entreprise comporte des obligations tant pour le donneur d’ouvrage que pour l’entrepreneur.
Ainsi, la très grande majorité des contrats d’entreprise conclus par des organismes publics inclut une clause aux termes de laquelle le soumissionnaire s’engage à prendre connaissance de tous les documents à sa disposition et d’effectuer les recherches nécessaires avant de présenter sa soumission. S’il est vrai que le donneur d’ouvrage a l’obligation incontestable de fournir aux soumissionnaires toute l’information pertinente dont il dispose pour leur permettre d’établir les prix avec le plus de précision possible, cette obligation n’exclut pas l’obligation du soumissionnaire de faire ses devoir en termes d’analyse des termes et conditions de l’appel d’offres.
En ce qui concerne la rigueur de la procédure contractuelle pour donner ouverture au droit même de réclamer des coûts supplémentaires, cela reprend les termes de l’arrêt-clé en cette matière, rendu par la Cour d’appel dans Construction Infrabec Inc. c. Paul Savard Entrepreneur électricien Inc., 2012 QCCA 2304:
[54] En fait, le droit de l’entrepreneur à une éventuelle compensation en application de la clause 9.10 dépend de l’envoi d’un avis d’intention à l’intérieur du délai de 15 jours. Comme l’écrivent les auteurs Gosselin et Cimon au sujet de ce genre de clause de révision de prix « [c]et avis fait partie de la formation même du droit d’action de l’entrepreneur ». Pour reprendre les termes d’un autre auteur, « le droit de réclamer pour de travaux ou des conditions d’exécution imprévues émane du contrat ». Il faut dès lors conclure que le droit de l’entrepreneur devant les tribunaux ne se cristallise qu’une fois les formalités prévues aux clauses 4.9 et 9.10 respectées. Avant cela, aucun fondement juridique ne permet à l’entrepreneur de réclamer en justice les coûts additionnels occasionnées par des travaux imprévus.
Les références sont omises.
L’importance pour le donneur d’ouvrage municipal de recevoir un avis formel dès que les difficultés surviennent émane des contraintes financières auxquelles il est assujetti par la loi. Un tel avis lui permet d’envisager les options qui s’offrent à lui: poursuivre les travaux, modifier les travaux ou y mettre fin et retourner en appel d’offres. Le client municipal ne peut se contenter simplement accepter une réclamation de coûts additionnels. Il lui faut préalablement s’assurer que les crédits sont disponibles pour parer à cette contingence. Si tel n’est pas le cas, l’obtention de crédits additionnels requiert l’autorisation de l’autorité compétente. De plus, la modification du contrat pour y prévoir des crédits additionnels doit constituer un accessoire au contrat et ne pas en changer la nature (art. 573.3.0.4 Loi sur les cités et villes).
L’application des pénalités pour retards
L’arrêt de la Cour d’appel confirme également l’intérêt pour les donneurs d’ouvrage publics d’inclure dans leurs documents d’appels d’offres des clauses pénales pour inciter les entrepreneurs à respecter les exigences du contrat et compenser certains dommages difficiles à quantifier. En l’espèce, les documents contractuels prévoyaient une pénalité de 1 000 $ par jour de retard dans la complétion des travaux, en vertu de quoi la Ville a imposé une pénalité de 55 000 $.
Comme l’expliquent nos collègues Marie-Pier Dussault-Picard et Alexandre Thériault-Marois dans un article rédigé pour les Développements récents en droit municipal 2018, de telles clausesont pour objectif d’inciter le contractant à respecter les exigences du contrat, en lui imposant une pénalité en cas de non-respect, et de compenser le donneur d’ouvrage pour des dommages qui peuvent sembler intangibles, comme le fait que les citoyens ne puissent profiter d’une infrastructure livrée en retard ou soient incommodés par des travaux qui se prolongent. La clause pénale constitue une évaluation anticipée de ces dommages, qui dispense de faire la preuve de leur valeur. Toutefois, certains auteurs sont d’avis que leur application nécessite tout de même de conclure à l’existence d’un dommage minimal causé par la faute du débiteur, sans être obligé de le quantifier.
Dans notre affaire, sans privilégier l’un ou l’autre de ces objectifs, la Cour d’appel reconnaît que les inconvénients subis par les citoyens et l’administration municipale sont un dommage qui aide à justifier l’application des pénalités:
[27] Le juge était donc autorisé à conclure que l’échéancier pour parachever les travaux n’avait pas été respecté en raison du choix de l’appelante de ne pas procéder au dynamitage du roc. Fort de cette détermination, le juge a conclu à bon droit que la Ville pouvait imposer des pénalités de retard pour une somme de 55 000 $.
[28] Cette pénalité était d’autant plus justifiée en raison du préjudice subi par les citoyens de la Ville résidant aux abords du chantier, incommodés par des travaux pendant une période plus longue que prévue. Toujours au chapitre du préjudice, le juge pouvait aussi considérer le temps additionnel consacré par les employés municipaux à la gestion et à la surveillance d’un projet exécuté en contravention des échéanciers contractuels.
Les donneurs d’ouvrage auront donc intérêt à prévoir de telles clauses dans leurs documents d’appel d’offres. Toutefois, ils devront les moduler adéquatement, puisqu’une clause pénale qui se révèle abusive peut être réduite, conformément au deuxième alinéa de l’article 1623 du Code civil du Québec.