Appel d'offres, Contrôle judiciaire, Responsabilité civile

Une clause d’ajustement de prix valide, même si elle n’est pas parfaite

Uniroc inc. c. Ville de Saint-Jérôme, 2022 QCCA 1032

Les appels d’offres publics constituent une source (malheureusement) intarissable de recours contre les donneurs d’ouvrage publics, particulièrement les municipalités. Le plus souvent, un soumissionnaire frustré se plaint que sa soumission a été écartée sans droit ou encore que la plus basse soumission retenue n’était pas conforme aux documents d’appel d’offres.

Dans la présente affaire, Uniroc Inc. innove en ce que sa réclamation en dommages s’appuie la nullité alléguée de la clause d’un appel d’offres public lancé pour l’achat d’enrobés bitumineux en vrac par la Ville de Saint-Jérôme (Ville).

Mal lui en prit puisque tant la Cour du Québec que la Cour d’appel concluent que même si la clause en question n’est pas parfaite, la municipalité avait le droit de l’inclure dans ses documents d’appel d’offres.

Faits

Le 1er mars 2017, la Ville de Saint-Jérôme (Ville) lance un appel d’offres pour l’achat de 5000 tonnes d’enrobé bitumineux pour l’année 2017.

L’article 9 des documents d’appel d’offres (DAO) énonce que la méthode de calcul du coût de l’enrobé est celle décrite au Recueil des tarifs du camionnage en vrac du ministère des Transports du Québec (Recueil). Le soumissionnaire doit « indiquer au bordereau des prix la distance parcourue à partir du site de chargement des matériaux au […], jusqu’au retour de celui-ci, divisée par 2 (…) ainsi que le prix par tonne indiquée dans le Recueil (…) en fonction du nombre de kilomètres parcourus. »

L’article 9 prévoit également que « le contrat sera octroyé au plus bas soumissionnaire en prenant les coûts de transport en considération. Cependant, la Ville ne paiera au soumissionnaire que le coût de la fourniture, puisque celles-ci sont ramassées par les employés de la Ville de Saint-Jérôme. »

Pour l’année 2017, le coût de transport énoncé au Recueil dépend du nombre de kilomètres entre l’adresse du soumissionnaire et l’endroit où le bitume doit être livré. Bien que le tarif du ministère des Transports ne soit pas contraignant, plusieurs municipalités s’y réfèrent.

Le 16 mars 2017, la Ville communique l’addenda 2 aux soumissionnaires: l’article 9 est modifié par l’ajout d’un ajustement pour tenir compte de la perte de productivité des équipes :

9.2 Ajustement du prix pour la perte de productivité des équipements

En plus du coût de transport, le prix unitaire soumis par tonne métrique d’enrobés bitumineux sera ajusté afin d’inclure les coûts additionnels en perte de productivité liés à la distance à parcourir entre le 495 Filion et le site de chargement des matériaux. Cet ajustement tient compte des coûts indirects tels que le coût de la main d’œuvre associé aux délais et au temps supplémentaire encourus par les équipes de pavage ainsi que le coût des camions supplémentaires nécessaires, le tout selon les données compilées par la Ville.

Il convient de savoir que la Ville dispose de deux équipes pour les travaux de pavage. La première s’occupe de la réfection complète de certaines rues alors que la seconde est affecté à la réparation des nids-de-poule. Les conditions de travail des employés membres des deux équipes sont régies par une convention collective, qui contient des conditions relatives aux horaires de travail et au paiement des heures supplémentaires.

Cet ajout résulte de l’initiative d’une nouvelle employée au service de l’approvisionnement de la Ville, qui s’est demandée si les appels d’offres de la Ville prenaient en considération les pertes de productivités subies par celle-ci.

Le 17 mars 2017, Uniroc inc. (Uniroc) met la Ville en demeure de retirer ce nouvel addenda : elle se plaint que la clause modifie la règle connue dans l’industrie qui consiste à calculer les coûts de transport du site du client au site du fournisseur de matériaux. Il en résulte que deux compétiteurs d’Uniroc sont favorisés et qu’avec l’ajout de ce nouveau critère, elle ne peut plus être compétitive.

La Ville ne retire pas l’addenda 2, mais réduit l’ajustement pour perte de productivité de 0,44$ à 0,23$ du kilomètre, le montant original tenant exagérément compte de la situation propre d’Uniroc.

Trois soumissionnaires répondent à l’appel d’offres. Le prix soumis par Uniroc pour le prix du matériau – sans le transport – est le plus bas. Cependant, lorsqu’on ajoute le transport, la soumission d’Asphaltec est plus la plus basse. La Ville octroie donc le contrat à Asphaltec.

Première instance

En septembre 2017, Uniroc poursuit la Ville en dommages et intérêts, alléguant que celle-ci a imposé une double compensation pour la distance et que cette double compensation l’a privée du contrat, dont elle aurait tiré des profits de 37 852,12 $. Toutefois, à la suite d’une scission de l’instance, le tribunal de première instance est appelé à déterminer, tout d’abord, si l’article 9.2 contenu aux DAO est illégal et invalide.

Le juge appelé à trancher cette question rappelle que les conditions contenues aux DAO sont régies par les articles 573 et suivants de la Loi sur les cités et villes et par la Politique de gestion contractuelle de la Ville. De même, ces conditions doivent respecter les obligations exposées par la jurisprudence dont celle d’adjuger le contrat au plus bas soumissionnaire conforme, de traiter tous les soumissionnaires sur un pied d’égalité et de façon équitable, de gérer le processus d’appel d’offres de façon crédible et sérieuse en plus de faire preuve de transparence.

En termes d’exigences et de restrictions contenues dans les DAO, le juge relate les principes dégagés par la jurisprudence. Ces exigences ne doivent pas être arbitraires, frivoles ou avec pour but de contourner la loi. Les restrictions doivent être dictées par l’intérêt public, respecter la saine concurrence et ne pas favoriser un soumissionnaire en particulier.

En termes de coût du contrat, le juge écrit:

[69] Par contre, en règle générale, les tribunaux ne doivent pas s’immiscer dans les décisions des conseils municipaux, sauf en présence d’excès de compétence, mauvaise foi, discrimination ou non-respect des lois.

[70]        De même, les règles d’appels d’offres ne créent pas une obligation envers le plus bas soumissionnaire, mais plutôt envers le trésor public qui ne doit pas être tenu de payer un prix plus élevé que nécessaire.

[71] Ainsi, le plus bas soumissionnaire n’est pas celui qui a le prix le plus bas, mais plutôt le coût le plus bas que devra assumer la municipalité, c’est-à-dire le prix réellement payé par elle.

(Les références sont omises.)

Puis, le juge analyse et rejette, un à un, les motifs soulevés par Uniroc pour conclure à la nullité de la clause.

Premier argument: la méthode employée pour l’ajustement de prix est frivole, hypothétique, insouciante et manque de sérieux

Pour le juge, même si la méthode retenue par la Ville aurait pu être meilleure, ce ne rend pas pour autant la clause invalide.

De plus, bien que la méthode retenue soit hypothétique, puisqu’il y a eu peu d’heures supplémentaires payées au cours de l’année de référence, la Ville a démontré qu’elle subit des pertes en raison des délais entre chaque trajet des camions et que les équipes sur place, qui exécutent les travaux de pavage, doivent attendre l’arrivée des camions avant de compléter leurs travaux. Dans ce contexte, le tribunal juge la clause raisonnable.

Le fait que cet ajustement ne soit pas imposé pour les autres achats de matériaux en vrac s’explique par le fait que ce n’est que dans le cas des enrobés bitumineux que des ouvriers sont tributaires de l’arrivée des matériaux pour exécuter leurs travaux.

Deuxième argument : la méthode prônée contourne la loi

Le juge rejette la prétention d’Uniroc selon qui la méthode de la Ville augmente le prix du granulat brut, ce qui serait contraire à l’intérêt public.

[118]     Cependant, vu qu’il faut alors prendre en considération le coût que devra réellement assumer la municipalité, tant par les coûts de transport que pour la perte de productivité, elle [la Ville] pouvait se considérer en droit de croire que la soumission d’Uniroc engendrerait des coûts supplémentaires à celle d’Asphaltec.

Troisième argument : La méthode prônée est discriminatoire

Cet argument est également rejeté, en l’absence de quelque preuve de l’intention de la Ville de mettre de côté Uniroc pour une raison autre que le coût de revient du matériau.

Quatrième argument : la méthode est arbitraire

Après avoir passé en revue les nombreux cas de clauses imposant des contraintes à certains soumissionnaires ou procurant des avantages à d’autres soumissionnaires reconnues valides par le tribunaux, le juge conclut que l’ajustement du coût du transport n’est pas arbitraire.

En guise en conclusion de son jugement, le juge écrit :

 [138] L’amalgame entre les décisions des tribunaux affichant une réticence à s’immiscer dans les décisions d’un conseil municipal, et les critères restrictifs qui permettent à ceux-ci d’intervenir uniquement dans le cas d’excès de compétence, de mauvaise foi, de discrimination, de fraude et lorsque la loi est enfreinte de façon grave, fait en sorte que la barre est située très haute pour justifier qu’un tribunal intervienne et déclare une telle clause comme étant invalide.

[139] Il n’est même pas question ici de rationalité.

[140]   Il faut à tout le moins que la règle soit la même pour tous et que tous sachent à quoi s’attendre. Et si un tel critère de rationalité devait s’appliquer, comme on le fait en matière de contrôle judiciaire concernant le notion de raisonnabilité, il faudrait se rappeler que la Cour suprême indique que le « caractère raisonnable » tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles et acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

[141]   Ainsi, l’imperfection, voire la maladresse, ne constitue pas un motif suffisant justifiant les tribunaux d’intervenir à l’encontre d’une décision d’un conseil municipal.

[142]     Les tribunaux doivent résister à toute immixtion même dans les cas où une autre décision aurait pu être prise, et même si elle n’est pas appuyée d’un raisonnement impeccable, en autant qu’elle ait été adoptée pour des raisons valables, le tout dénué de mauvaise intention et de mauvaise foi.
(Les références sont omises.)

La Cour d’appel

La première portion de l’arrêt de la Cour d’appel porte sur la compétence de la Cour du Québec pour trancher la question de la légalité de clause contestée par Uniroc.

À première vue, Uniroc demande de déclarer illégale et invalide une décision de la Ville de sorte qu’il s’agirait d’un recours en contrôle judiciaire, qui est du ressort exclusif de la Cour supérieure.

Toutefois, la Cour d’appel conclut plutôt qu’il faut s’en tenir à l’essence même de ce qui est demandé, à savoir des dommages et intérêts pour des profits manqués à la suite de la décision d’inclure une clause d’ajustement de prix dans les DAO. En l’espèce, on ne demande pas de prononcer la nullité de la résolution adoptant l’appel d’offres, mais de déterminer si la Ville a commis une faute en incluant la clause dans son appel d’offres. Il s’agit donc d’une demande en dommages-intérêts, qui est de la compétence de la Cour du Québec vu son montant, et non d’une demande de contrôle judiciaire, qui relèverait de la Cour supérieure.

Dans la deuxième portion de l’arrêt, la Cour d’appel confirme le raisonnement du juge de première instance, notamment lorsqu’il écrit « que la règle du plus bas soumissionnaire ne réfère pas au seul prix de l’enrobé bitumineux, mais au coût réel pour la Ville (…). »

La décision rendue en première instance est basée sur l’appréciation de la preuve présentée de sorte qu’une grande déférence est de mise. Les arguments soulevés par Uniroc étant sensiblement les mêmes en première instance et en appel, ce qu’elle demande est une révision de la preuve, ce qui n’est pas le rôle de la Cour d’appel.

Reprenant un à un les différents reproches examinés par le juge d’instance, la Cour considère qu’aucune erreur manifeste et déterminante n’est établie, de sorte que l’appel est rejeté.

Conclusion

Cette décision constitue un exemple de plus de la liberté dont disposent les municipalités afin de composer avec les nombreuses exigences légales en matière d’octroi de contrats, tout leur permettant de s’adapter aux réalités qui leur sont propres.

Toutefois, celles-ci doivent demeurer prudentes car l’ingéniosité des soumissionnaires déçus risquent à tout moment de soumettre ces nouvelles clauses au test des tribunaux judiciaires.

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