Construction

Construction : ordres de changement, retards et réclamation

Ville de Montréal c. Compagnie de construction Édilbec inc., 2022 QCCA 1521

La hausse des coûts dans la construction nous affecte tous et les municipalités n’y échappent pas. Il me semble qu’il ne passe pas une journée sans que les médias rapportent un chantier public affecté par un dépassement de coûts ou un projet public qui doit être mis sur la glace compte tenu de l’explosion des coûts. Dans ce contexte, l’arrêt de la Cour d’appel rendu le 7 novembre dernier tombe à point.

La compagnie de construction Édilbec s’est vue octroyer un contrat forfaitaire de 9M$ pour l’agrandissement et la mise à niveau d’un aréna montréalais. Les travaux doivent s’échelonner sur 310 jours mais accuseront finalement quatre (4) mois de retard. Au total, la Ville de Montréal et ses professionnels émettront 156 ordres de changement (« ODC« ) à l’attention de l’entrepreneur.

Édilbec réclame 300,000$ en dommages à la Ville, arguant essentiellement que les multiples ODC qui lui ont été imposés ont fait en sorte de retarder les travaux et d’entraîner des frais additionnels vu la prolongation du chantier. Or, le juge de la Cour supérieure rejette l’entièreté de la réclamation d’Édilbec, de sorte qu’elle demande à la Cour d’appel d’intervenir.

La Cour d’appel refuse de réviser le jugement de première instance.

D’abord, Édilbec a fait défaut de respecter la procédure contractuelle en ne procédant pas à une mise à jour de l’échéancier des travaux au fur et à mesure que des ODC étaient émis, ce qui faisait en sorte que l’impact de ceux-ci sur le déroulement des travaux ne pouvait être mesuré. Il appert que Édilbec souhaitait formuler une seule et même réclamation « globale » à la fin des travaux.

[18] En somme, il se dégage de la preuve que la Ville tenait à ce que la procédure soit suivie, justement pour éviter de se retrouver à la fin des travaux avec une réclamation de 300 000 $. La Ville n’a pas tort de qualifier ses échanges avec Édilbec de « dialogue de sourds », car dès le début des travaux, cette dernière a agi comme si elle pouvait reporter le règlement de ses réclamations à la fin, ce contre quoi la Ville a toujours protesté.

Ensuite, dans la même logique, Édilbec a fait défaut de démontrer que l’un ou l’autre des ODC avait un impact réel sur l’échéancier critique des travaux. Ainsi, non seulement le fardeau appartient à l’entrepreneur mais celui-ci doit démontrer qu’un ODC spécifique a eu un impact de X jours sur l’échéancier critique, cela lui ayant ainsi causé des dommages de X $ :

[22] Édilbec reproche à la juge de ne pas avoir pris en compte la quantité considérable d’ODC et les retards qu’ils ont inévitablement causé sur le cheminement critique des travaux. Sa thèse est que «même en « l’absence d’une preuve adéquate », la Juge aurait dû conclure que les ODC […] ont manifestement eu un effet sur la durée du Projet et qu’une compensation pour ces travaux était raisonnable et nécessaire afin de préserver l’équilibre entre les parties ».

[23] Cette thèse n’est pas fondée. Le fardeau de démontrer que les ODC ont causé la prolongation du chantier reposait sur les épaules d’Édilbec, tant en vertu du cahier des charges que des principes généraux du droit civil. Or, cette démonstration n’a pas été faite.

[24] Comme le plaide la Ville, sur les 156 ODC, seuls les ODC 1 à 62 ont fait l’objet d’une réclamation. M. Savo, pour Édilbec, a témoigné que seuls 10 ODC ont pu avoir un impact sur le cheminement critique. Enfin, la preuve au procès a porté exclusivement sur les ODC 11, 12 et 22.

On pourrait croire que 156 ODC est un nombre considérable et qu’en soit, leur quantité provoque le déraillement du chantier. Or, pour l’œil averti, il n’en est rien. D’une part, un tel nombre d’ODC est tout à fait commun pour un projet de cette envergure. Ensuite, l’écrasante majorité des ODC n’ont habituellement pas d’impact sur les coûts ou l’échéancier critique d’un projet.

Cette affaire me fait penser au récent jugement fleuve (+250 pages!) de la Cour supérieure Construction Socam ltée c. Société québécoise des infrastructures (Société immobilière du Québec). Dans cette affaire, quelques paragraphes du juge Brossard, j.c.s. résument à merveille la logique derrière une réclamation d’un entrepreneur fondée sur les les ODC et le prétendu retard qu’ils ont provoqué :

[426] Cela dit, le seul nombre de changements, en l’occurrence quelque 114, ne peut suffire à conclure qu’ils sont responsables de la plupart des retards, comme le plaide Socam, ou même de retards significatifs. Comme le reconnaît Handfield, et comme mentionné ci-dessus, des changements n’ont pas nécessairement un impact sur l’échéancier du projet. Même lorsqu’ils s’additionnent, cela dépend de leur nature, de leur ampleur, des tâches et travaux qu’ils impliquent, des travaux qu’ils obligent à reprendre, s’il en est, de leur impact sur la séquence des travaux, le cas échéant, et ultimement de leur situation sur le chemin critique.

[427] En outre, il ne suffit pas de conclure que des changements ou les changements ont causé un retard ou une prolongation de l’échéancier de réalisation pour conclure que l’entrepreneur a, d’une part, le bénéfice de la période de prolongation sans que la responsabilité lui en soit attribuée et, d’autre part, le droit d’être indemnisé pour ses coûts additionnels résultant de la prolongation du projet. Bref, s’agit-il d’un retard excusable ou compensable, ou plutôt d’un retard dont le risque et la responsabilité doivent incomber à l’entrepreneur?

La question des ODC est donc éminemment factuelle. Le simple fait que l’on soit en présence d’un nombre important d’ODC ne fait pas en sorte que l’entrepreneur (i) n’est pas responsable des retards encourus sur le chantier et (ii) qu’il peut être indemnisé pour la prolongation du chantier. Les parties devront porter une attention particulière à l’échéancier critique et adapter celui-ci au fur et à mesure du chantier et des ODC.

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