Aménagement et urbanisme, Expropriation déguisée

Expropriation déguisée : au tour de la Cour suprême de se prononcer

Annapolis Group Inc. c. Municipalité régionale d’Halifax, 2022 CSC 36

Si le concept n’est pas nouveau, il s’agit définitivement de l’un des sujets les plus discutés en droit municipal au cours des dernières années. Alors que les municipalités sont de plus en plus actives pour la protection de l’environnement et des espaces verts, les propriétaires de terrains vacants ont de leur côté activement saisi les tribunaux, alléguant faire l’objet d’une expropriation déguisée.

Si les propriétaires ont jusqu’à présent quasi-exclusivement été déboutés (voir ici, ici, ici, ici ou encore ici pour des exemples récents), la Cour d’appel a tranché en faveur de Mme Dupras dans le litige l’opposant à la Ville de Mascouche en mars 2022. Il y a quelques semaines, la Cour suprême a refusé d’entendre cette affaire, ce qui a provoqué de nombreuses craintes dans le milieu environnemental.

Pour ceux qui voudraient fouiller davantage la notion d’expropriation déguisée (et d’autres questions connexes), j’ai écrit avec des collègues un article juridique sur la question en 2020. Je vous recommande également l’excellent article de Me Marc-André Lechasseur qui a été publié cette année, lequel vient d’ailleurs d’être cité par la Cour suprême dans l’arrêt Annapolis.

L’affaire Annapolis

Alors que la Cour suprême refusait d’entendre l’affaire Dupras, elle planchait sur l’affaire opposant Annapolis Group inc. à la Municipalité régionale d’Halifax. Évidemment, la notion d’expropriation déguisée au Québec repose sur le droit civil et plus particulièrement l’article 952 C.c.Q. : Le propriétaire ne peut être contraint de céder sa propriété, si ce n’est par voie d’expropriation faite suivant la loi pour une cause d’utilité publique et moyennant une juste et préalable indemnité. Il en va autrement en Nouvelle-Écosse, où la common law s’applique. On doit donc être prudent en analysant l’arrêt Annapolis Group dans un contexte de droit civil.

Essentiellement, on comprend qu’Annapolis Group est propriétaire de terrains boisés depuis plusieurs années et qu’elle souhaite y réaliser un développement résidentiel. Or, les décisions adoptées par la Municipalité régionale d’Halifax empêchent la réalisation de ce développement résidentiel, du moins pour le moment. Selon Annapolis Group, la Municipalité régionale d’Halifax tenterait en réalité de protéger les terrains en litige pour en faire un parc, ce qui constituerait en common law une «appropriation par interprétation sans indemnisation» (constructive taking).

La Cour d’appel de la Nouvelle-Écosse a rejeté au stade préliminaire les prétentions d’Annapolis Group. La Cour suprême accueille l’appel et permet à Annapolis Group de plaider l’«appropriation par interprétation sans indemnisation». Le dossier est donc renvoyé en première instance afin qu’Annapolis Group puisse tenter de faire la preuve de ses prétentions.

Le test de common law pour conclure à «appropriation par interprétation sans indemnisation» est différent de celui prévu par la Cour d’appel du Québec en matière d’expropriation déguisée. En common law, on comprend que le propriétaire doit démontrer deux choses : (1) que l’autorité publique a acquis un intérêt bénéficiaire, un droit ou un avantage sur le terrain en litige; (2) que la mesure prise par l’autorité publique a supprimé toutes les utilisations raisonnables de ce terrain par le propriétaire. En précisant ce test, la Cour suprême se penche au passage sur la notion d’expropriation déguisée en droit québécois, avalisant par le fait même les plus récents arrêts de la Cour d’appel dont nous avons fait état ici-haut :

[48] Les tribunaux québécois ont reconnu que l’art. 952 du C.c.Q. établit un régime de responsabilité sans faute pour l’expropriation déguisée, à la différence des contestations en droit administratif de la validité d’un règlement fondées sur les motifs illégitimes de la municipalité (…). Il est maintenant bien établi dans la jurisprudence en matière d’expropriation déguisée que le test applicable à de telles demandes consiste à déterminer si l’action de l’État « supprim[e] toute utilisation raisonnable de l’immeuble » (…). Pour cette raison, l’expropriation déguisée au titre de l’art. 952 du C.c.Q. ne requiert aucun élément analogue au volet relatif à l’« acquisition » du test établi dans l’arrêt CFCP. Un règlement qui supprime toutes les utilisations raisonnables du bien suffit, à lui seul, à donner lieu à une expropriation déguisée en droit civil québécois.

(…)

[127] Cela dit, nous ne contestons pas les remarques générales que font nos collègues aux par. 47‑48 sur le droit québécois de l’expropriation déguisée. Nous observons toutefois que, si nos collègues décrivent l’expropriation déguisée au titre de l’art. 952 du Code civil du Québec comme un « régime de responsabilité sans faute », ce que les sources québécoises entendent par là est qu’une faute, au sens de fins ou motifs illégitimes ou de mauvaise foi, n’est pas nécessaire. Néanmoins, le critère relatif à l’expropriation déguisée demeure extrêmement rigoureux : il doit y avoir une négation absolue de l’exercice du droit de propriété, qui rend son utilisation impossible ou qui équivaut à une véritable confiscation de la propriété.

On doit donc comprendre que l’état du droit au Québec est le suivant : pour constituer une expropriation déguisée, un règlement de zonage doit empêcher toute utilisation raisonnable d’un terrain, c’est-à-dire d’avoir pour effet de stériliser ou de confisquer le droit de propriété. À cela s’ajoute une notion importante : cette contrainte doit être nouvelle, c’est-à-dire être postérieure à l’acquisition du terrain par le propriétaire. Ce dernier ne peut évidemment se plaindre d’une expropriation déguisée si le règlement de zonage en question était applicable au moment de son acquisition du terrain en litige.

La question qui demeure est la suivante : jusqu’où les municipalités peuvent-elles aller? Qu’est-ce qui constitue une «stérilisation» du droit de propriété? Dans Dupras, la Cour d’appel est d’avis que d’empêcher le développement résidentiel pour ne permettre que la la sylviculture n’est pas raisonnable. Dans Rivard, au contraire, empêcher la construction d’une autre maison sur un terrain qui contenait déjà une résidence unifamiliale a été jugé raisonnable. Il en va de même dans Meadowbrook, où l’exploitation d’un terrain de golf (plutôt qu’un développement résidentiel) était permise.

Dans tous ces litiges, deux grands pôles s’opposent : (1) le droit de propriété, défendu par le propriétaire et (2) l’intérêt public, défendu par la municipalité ou une autre autorité publique. Ce qui est particulier est que les terrains en cause sont souvent des terrains boisés ou des espaces verts, lesquels sont de plus en plus rares et névralgiques dans le sud du Québec. Conclure trop rapidement à l’expropriation déguisée aurait pour effet, pour citer les juges Kasirer et Jamal dans l’arrêt Annapolis, de conférer un «gain inespéré aux promoteurs qui font de la spéculation aux frais des contribuables municipaux».

Qu’en est-il du jugement Pillenière, Simoneau?

Dans ce jugement de la Cour supérieure rendu en 2021 et cité par la Cour suprême dans Annapolis, des promoteurs avaient acquis des terrains où des usages résidentiels et commerciaux étaient autorisés. Or, la Ville de Saint-Bruno-de-Montarville adopte un nouveau règlement de zonage et quatre autres règlements d’urbanisme; les activités d’abattage d’arbres dans les milieux humides sont contrôlées et le développement résidentiel envisagé n’est plus possible. Les promoteurs allèguent faire l’objet d’une expropriation déguisée.

Ma collègue Marjolaine Parent a fait un excellent résumé de cette affaire sur ce blogue. L’honorable juge Lucas a ultimement rejeté le recours des promoteurs. D’une part, des usages récréotouristiques demeuraient possibles sur les terrains en litige. Mais surtout, la réglementation de la Ville de Saint-Bruno-de-Montarville prenait appui sur de nouveaux pouvoirs habilitants dans la L.A.U. Étant spécifiquement autorisée par la loi à protéger les milieux humides, la municipalité ne pouvait se voir reprocher de réglementer de façon abusive :

[83] En somme, en matière d’expropriation déguisée, les tribunaux condamnent l’exercice du pouvoir réglementaire à des fins qui dérogent de celles voulues par le législateur, des fins déguisées pour priver le propriétaire de ses droits. Par contre, il y a lieu de reconnaître que des dispositions réglementaires peuvent validement prohiber tout usage d’un terrain sans indemnisation, si elles sont autorisées par une loi habilitante, et notamment en raison de l’état ou de la situation du terrain, pour des raisons légitimes liées à la sécurité publique et à la protection de l’environnement sous 113(2) par. 16 LAU.

(…)

[109] En définitive, les contraintes imposées par la réglementation attaquée ne s’appuient pas sur le pouvoir de zoner (art. 113(2) par. 3 LAU), mais sur les pouvoirs spécifiques de régir et restreindre l’abattage d’arbres (art. 113(2) par. 12.1 LAU) et de protéger les milieux humides (art. 113(2) par. 16 LAU). En adoptant des dispositions réglementaires qui restreignent l’abattage d’arbres et ont pour effet de prohiber certains usages et constructions dans les milieux humides, le Tribunal estime que la Ville exerce son pouvoir législatif délégué d’assurer la protection de l’environnement.

Ce jugement n’a pas fait l’objet d’un appel; nous comprenons qu’il a plutôt fait l’objet d’un règlement entre les parties. Nous croyons cependant que celui-ci, conjugué aux nouveaux pouvoirs habilitants de la L.A.U., peut véritablement changer la donne : si les municipalités ne peuvent prohiber tout usage du terrain en vertu de leur pouvoir général de zoner, il est néanmoins possible que les conséquences de l’exercice des pouvoirs municipaux en matière de protection de l’environnement soient draconiennes.

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