Contrôle judiciaire, Expropriation, Règlement

Une Ville voit son Avis d’expropriation annulé et est condamnée pour abus de procédures

Simard c. Ville de Baie-Saint-Paul, 2019 QCCS 857

Les faits

La Ville de Baie St-Paul (la Ville) a signifié un Avis d’expropriation au demandeur relativement à un lot d’une superficie d’environ 300,000 mètres carrés en bordure du Fleuve St-Laurent. Elle souhaite y aménager un site touristique, notamment des sentiers pédestres.

Le lot en question est un milieu naturel exceptionnel qui habite une faune et une flore excessivement riche et diversifiée. Depuis des décennies, le demandeur et sa famille en assurent la protection contre toute forme de développement.

Depuis novembre 2015, le lot a fait l’objet d’une entente (l’Entente) entre le demandeur et le Ministère de l’environnement (MDELCC) afin d’en assurer la protection. L’Entente reconnaît que le lot en litige est une réserve naturelle en vertu de la Loi sur la conservation du patrimoine naturel (la Loi).

L’Entente est publiée au Registre foncier et lie les éventuels acquéreurs, le tout en vertu des articles 54 à 59 de la Loi. Lors de l’audition, la Ville admet que les termes de l’Entente liera celle-ci dans la mesure où elle exproprie le demandeur.

La difficulté est que le projet envisagé par la Ville ne respecte pas les termes de l’Entente. Celle-ci envisage notamment de construire des passerelles piétonnières sur le lot, ce qui serait incompatible avec les objectifs de préservation de l’Entente.

Ainsi – fait plutôt inusité – la Procureure générale du Québec intervient au dossier et supporte la position du demandeur : elle plaide que le projet visé par l’Avis d’expropriation contrevient à l’Entente et est donc irréalisable.

L’Entente avec le MDELCC constitue-t-elle une fiducie en faveur de l’État? Ou encore un droit réel innommé?

Les premiers arguments du demandeur et du P.G.Q. sont à l’effet que l’Entente constituerait en réalité une fiducie ou un droit réel innommé en faveur de l’État sur le lot en litige. Ce faisait, la Ville ne peut exproprier l’État (art. 571 par. 1 LCV) et l’Avis d’expropriation doit conséquemment être annulé. Cet argument est rejeté par le Tribunal :

[43] À l’examen de ces dispositions, on peut constater que la Loi crée un régime qui déroge à divers égards aux critères qui permettent de constater l’existence d’une fiducie aux termes des dispositions du Code civil. Ainsi, il n’y a pas création d’un patrimoine d’affectation distinct de celui du propriétaire (art. 1260 C.c.Q.). Le propriétaire conserve des droits réels sur le terrain (ainsi que le ministre, si l’on devait retenir les arguments soumis par la Procureure générale).

(…)

[50] La Procureure générale soutient que la Ville ne saurait exproprier le droit réel appartenant à l’État qui résulte des dispositions de l’Entente et la loi, qu’elle décrit comme un démembrement innommé du droit de propriété.

[51] Le Tribunal ne croit pas utile d’élaborer longuement sur la question de l’existence ou non d’un droit réel immobilier résultant des dispositions de la Loi et de l’Entente. Comme signalé plus haut, le Tribunal partage plutôt l’avis de l’auteur François Frenette qui interprète la Loi et ce type d’entente comme conférant des droits et obligations personnelles imposées au propriétaire du lot protégé sous la supervision de l’État.

L’Avis d’expropriation vise-t-il un projet pour fins d’utilité publique réalisable?

Il n’est pas contesté que le projet visé par la Ville est dans l’intérêt du public. Il est plutôt en litige le fait que le projet soit réalisable.

Tel que mentionné, le projet de la Ville contrevient à l’Entente. Plusieurs expertises sont d’ailleurs déposées, lesquelles démontrent que le projet de la Ville nuira aux objectifs de conservation et sera difficilement réalisable compte tenu des caractéristiques particulières du milieu (inondations, eau salées, gel et dégel).

Essentiellement, la Ville plaide que suite à l’expropriation du lot visé, elle pourra néanmoins obtenir l’autorisation du Ministre afin de modifier les termes de l’Entente et ainsi permettre à son projet d’aller de l’avant, et ce malgré l’avis contraire du P.G.Q. lors de l’audition. Le Tribunal répond par la négative :

[95] Pour se justifier et soutenir la faisabilité de son projet, la Ville soumet que le ministre a le pouvoir de modifier l’Entente et qu’à titre de propriétaire, elle verra donc à lui soumettre une demande de modification.

[96] Les tribunaux ont établi que, de façon générale, l’expropriant n’est pas tenu de démontrer, au moment de l’expropriation, qu’il a obtenu toutes les autorisations nécessaires à la réalisation de son projet. (…)

[97] Bien que la Ville n’ait pas, à proprement parler, soumis une demande formelle au ministre, à l’évidence, dans la mesure où le projet proposé empiète sur la réserve naturelle et particulièrement sur les marais salés et le littoral du fleuve, aucune telle autorisation ne pourra être accordée.

[98] De plus, l’article 10 de l’Entente prévoit la possibilité que ses dispositions soient modifiées seulement dans deux situations, toutes les deux posent comme condition à la dérogation que pourrait accorder le ministre que l’activité ait pour effet d’augmenter le niveau de protection et concourir aux objectifs de conservation ou qu’elle apporte un avantage pour la réserve naturelle ou encore que l’activité ne soit pas susceptible d’aller à l’encontre des objectifs de conservation prévus à l’Entente. (…)

[101] Considérant les dispositions claires de la Loi et de l’Entente ainsi que l’admission de la Ville qu’elle est liée par cette entente, celle-ci, pour agir de façon raisonnable dans sa décision d’exproprier, avait le fardeau de démontrer au Tribunal la faisabilité de son projet ou du moins que celui-ci, à priori, devait s’inscrire dans les objectifs poursuivis par l’Entente et n’y contrevenait pas à prime abord.

En somme, en présence d’un lot visé par une entente de préservation convenue en vertu de la Loi, une municipalité devra démontrer que son projet respectera les termes de cette entente et qu’il est suffisamment réaliste.

Condamnation au frais extrajudiciaires

À ce point, les choses se corsent. Le Tribunal détermine qu’en s’acharnant ainsi à pousser son projet malgré les avis contraires des professionnels et du MDELCC, la Ville a abusé de son pouvoir d’expropriation :

[111] En conclusion, les faits de cette affaire démontrent plus qu’une action déraisonnable de la municipalité dans l’exercice de son pouvoir d’expropriation, mais un acharnement irrationnel dans l’usage de son pouvoir et une intention de l’utiliser pour des fins différentes de celles prévues par législateur.

[112] Il convient de sanctionner un tel comportement qui a placé le demandeur et sa famille dans l’obligation de contester à leurs frais une procédure d’expropriation déraisonnable. De plus, plutôt que de se raviser comme le lui ont suggéré ses propres experts et les divers services du MDDELCC et la Procureure générale une fois les procédures de contestation engagées, la Ville s’est entêtée.

[113] Conformément aux pouvoirs attribués au Tribunal par les articles 51, 53 et 54 du Code de procédure civile, la défenderesse sera condamnée à payer au demandeur des dommages et intérêts en réparation du préjudice subi, comme ce montant n’a pas été établi, il sera déterminé ultérieurement et le demandeur devra saisir le Tribunal de sa demande dans les soixante (60) jours du présent jugement.

Les frais extrajudiciaires en vertu des articles 51 et ss. ne sont pas octroyés à la légère. Sans doute, le fait que le demandeur doive assumer personnellement ses frais d’avocats pour contester l’Avis d’expropriation a pesé lourd dans la balance…

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