Ustushenkova c. Lavigne, 2020 QCCS 1405
Le processus de délivrance des permis de construction par les municipalités est une source importante de risques pour celles-ci en cas d’erreurs.
Un jugement rendu au début du mois de mai par la Cour supérieure illustre bien cette réalité, puisque la municipalité d’Oka a été condamnée à payer plus de 100 000 $ pour indemniser les acheteurs subséquents d’une propriété située en zone agricole, pour laquelle un permis de construction avait été délivré illégalement à la fin des années 1980.
Le tout commence en 1982, alors que monsieur Brunelle acquiert le terrain, alors vacant. Dans les mois précédent l’acquisition, la Commission de protection du territoire agricole (CPTAQ) avait rendu une décision refusant d’autoriser la construction d’une résidence par un non-agriculteur, suite à la demande d’un autre acheteur potentiel.
En 1983, monsieur Brunelle remplit un formulaire pour obtenir l’autorisation de la CPTAQ de construire une résidence en zone agricole et la municipalité d’Oka adopte une résolution pour l’appuyer, mais la demande ne sera jamais déposée. Monsieur Brunelle fait plutôt construire une grande remise en acier, qui est appelée « l’Archidôme » dans le jugement.
À la fin des années 1980, monsieur Brunelle entreprend de transformer une partie de l’Archidôme en résidence, démarche que la juge résume ainsi :
[38] Le 21 novembre 1989, la Municipalité d’Oka délivre un permis visant l’agrandissement de l’Archidôme, afin d’ériger une nouvelle section résidentielle comprenant une chambre à coucher.
[39] M. Brunelle ne dépose aucune demande afin d’obtenir une autorisation ou un avis de conformité de la Commission, pour la construction de cette bâtisse résidentielle en zone agricole. Le permis de construction est délivré par la Municipalité d’Oka, malgré l’absence d’un avis de conformité ou d’autorisation de la Commission.
[40] Entre 1989 et 1994, M. Brunelle effectue différents travaux pour la construction de cette bâtisse. La Municipalité d’Oka lui achemine plusieurs avis déplorant que les travaux ne soient pas complétés à l’intérieur des délais prescrits par les permis.
[41] Durant cette période, le permis de construction délivré le 21 novembre 1989 est renouvelé, pour ensuite faire place, les 12 avril 1991 et 19 mai 1993, à la délivrance de nouveaux permis de construction. Chacun de ces permis est délivré par la Municipalité d’Oka, en l’absence d’un avis de conformité ou d’autorisation de la Commission.
[42] En 1994, M. Brunelle cesse son projet de construction. La bâtisse inachevée demeure à l’abandon, sans avoir été habitée à titre de résidence, jusqu’à sa vente à M. Lavigne, en décembre 2000. C’est dans ce contexte que l’acte de vente de la Propriété à M. Lavigne réfère à la présence d’une « vieille bâtisse ».
En 2000, la propriété est vendue à monsieur Jude Lavigne, qui lui est agriculteur et utilise l’Archidôme pour loger des employés agricoles.
En 2006, un Règlement de contrôle intérimaire de la MRC entre en vigueur, qui interdit l’usage d’habitation non relié à une exploitation agricole dans le secteur de la propriété.
En 2007, la fille de monsieur Lavigne et son conjoint viennent habiter l’Archidôme. Ils entreprennent, sans permis, d’importants travaux d’aménagement et de rénovation de la bâtisse.
Le 18 juillet 2008, ils acquièrent la propriété et compléteront les travaux entrepris en 2007, toujours sans permis ni avis de conformité de la CPTAQ.
En février 2010, l’évaluateur municipal visite la propriété et constate les travaux faits sans permis. Une demande sera alors déposée et un permis de construction sera délivré rétroactivement par la municipalité (ce dont la juge s’étonne).
En octobre 2010, Ludmila Ustushenkova acquiert la propriété
En 2014, suite à des inondations, le conjoint de madame Ustushenkova entreprend des démarches pour pouvoir déplacer la bâtisse. C’est au fil de ces démarches qu’il apprend que la bâtisse a été construite en violation des règles de la Loi sur la protection du territoire et des activités agricoles (LPTAA) et qu’elle ne peut être utilisée à des fins résidentielles. N’étant pas agriculteur, il ne peut ni la reconstruire, ni la déplacer et il s’expose à une ordonnance visant le déplacement de la bâtisse à l’extérieur de la propriété et sa démolition.
Madame Ustushenkova entreprend donc un recours judiciaire contre ses vendeurs et contre la municipalité d’Oka, pour être indemnisée des dommages découlant du fait que sa propriété ne peut plus être utilisée aux fins résidentielles pour lesquelles elle l’a acquise.
Dans le cadre du jugement, les vendeurs sont effectivement condamnés en vertu de leur obligation de garantir la propriété contre les violations des limitations de droit public qui grèvent le bien et qui échappent au droit commun de la propriété (article 1725 du Code civil du Québec).
La responsabilité de la municipalité pour la délivrance illégale des permis
Le juge explique ainsi pourquoi elle retient la responsabilité de la municipalité :
[245] La Municipalité d’Oka pouvait raisonnablement prévoir qu’un manque de diligence de sa part, dans la délivrance des permis de construction concernant la résidence, était susceptible de causer un préjudice aux tiers acquéreurs de la Propriété.
[246] Il est vrai que la Municipalité d’Oka n’a pas posé de geste autorisant M. Lavigne à compléter les travaux entrepris par M. Brunelle, afin de rendre la résidence habitable. Cela n’entraîne toutefois pas une rupture du lien de causalité entre les fautes reprochées et le préjudice subi par l’acheteur.
[247] Les permis délivrés à M. Brunelle, à l’encontre de la LPTAA et, le permis rétroactif de septembre 2010, concernant les travaux de rénovation effectués par les vendeurs, entre 2007 et 2010, présentent un lien direct avec le préjudice subi par l’acheteur.
[248] La délivrance de chacun de ces permis, sans avis de conformité de la LPTAA, constitue autant de fautes engendrant la responsabilité de la Municipalité d’Oka envers l’acheteur.
[249] Il résulte de ce qui précède, que la construction et l’usage de la résidence contreviennent, en raison des gestes fautifs de la Municipalité d’Oka, non seulement à la LPTAA mais également au Règlement de contrôle intérimaire. En conséquence, cette résidence ne peut pas être habitée à des fins résidentielles.
[250] La Municipalité soutient que le lien de droit entre les fautes reprochées et les dommages subis a été rompu lorsque l’urbaniste a informé Mme Lavigne du fait qu’en raison de l’absence d’un avis de conformité de la Commission, la résidence ne pouvait pas être reconstruite en cas de perte totale ou destruction. De plus, elle ajoute que l’acheteur savait ou devait savoir, qu’elle ne pouvait pas reconstruire ou déplacer la résidence, à moins de se qualifier d’agriculteur au sens de la loi.
[251] L’urbaniste de la Municipalité d’Oka, en poste en 2010, signe une déclaration sous serment, le 24 janvier 2011, attestant avoir avisé Mme Lavigne, vers le 28 septembre 2010, avant la vente à l’acheteur, qu’elle devait informer le futur acquéreur du fait que, si la résidence était détruite, elle ne pouvait pas être reconstruite, à moins d’obtenir une dérogation auprès de la Commission, ce qui s’avère pratiquement impossible si le propriétaire n’est pas un agriculteur.
[252] Le Tribunal retient le témoignage de l’urbaniste voulant qu’il ait avisé Mme Lavigne en ce sens. Sa déclaration assermentée, signée de manière contemporaine aux faits relatés, présente un meilleur gage de fiabilité que le souvenir incomplet découlant du témoignage de Mme Lavigne.
[253] Par ailleurs, cette déclaration de l’urbaniste n’entraîne pas une rupture du lien de causalité, pour les motifs suivants.
[254] D’une part, les vendeurs n’ont jamais informé l’acheteur en ce sens. D’autre part, le préjudice subi par l’acheteur ne résulte pas du fait que la résidence ne peut pas être déplacée ou reconstruite. Il provient de la situation créée par sa construction et transformation en vertu de permis délivrés, par la Municipalité d’Oka, en violation des lois et règlementation applicables. En conséquence, l’acheteur ne peut pas habiter la résidence et s’expose à une demande d’ordonnance de démolition, par la Commission.
[255] En conclusion, les fautes commises par la Municipalité d’Oka sont à l’origine du préjudice subi par l’acheteur, soit l’anéantissement de la valeur de la résidence, en raison de l’illégalité de sa construction.
Cette conclusion devrait inciter les municipalités à faire preuve d’une grande vigilance dans le processus de délivrance des permis puisque, comme on le voit, des erreurs pourraient les suivre pendant plusieurs années.
La municipalité d’Oka a porté le jugement de la Cours supérieure en appel. La Cour d’Appel du Québec a tranché le 10 décembre 2021, rejetant les deux moyens d’appel avancés par Oka. Le jugement est disponible ici: https://bit.ly/3GxtRbm
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