Ville de Lorraine c. AXA Assurances inc., 2020 QCCA 1086
La Cour d’appel vient tout juste de rendre un long jugement majoritaire en droit de la construction, lequel renverse le jugement de première instance. Celui-ci se prononce sur la responsabilité contractuelle des ingénieurs – et plus largement celle des professionnels retenus par les donneurs d’ouvrage – lorsque l’exécution des travaux ne se déroule pas comme prévu.
Nous avions fait un billet concernant le jugement de première instance, traitant de la défense d’immixtion du propriétaire soulevée par la firme d’ingénierie. Cette question n’a pas été débattue devant la Cour d’appel.
Un mur antibruit et des études de sol incomplètes
La Ville de Lorraine et le MTQ se partagent les coûts de construction d’un mur antibruit aux abords d’une autoroute. Insatisfaites du scénario initial proposé par la firme d’ingénierie Dessau, celles-ci demandent de nouveaux tests de sol afin de valider la faisabilité d’un scénario alternatif proposé par le MTQ, soit un talus constitué de plusieurs couches de remblais. Forte de ces tests de sols, la Ville mandate Dessau afin de procéder à la conception des documents d’appel d’offres et octroie un contrat à un entrepreneur général.
Or, pendant l’exécution des travaux en 2009 et alors qu’environ 75% du talus est construit, une partie de celui-ci s’effondre. Les causes de cet effondrement sont alors inconnues et les travaux sont suspendus. Rapidement, les discussions entre les parties s’enlisent et la Ville ne reprendra jamais les travaux. Lors du procès en 2017, rien n’a changé : les travaux ne sont pas terminés et une partie du talus demeure effondrée. Suite à quelques tergiversations, la Ville réclame la totalité des coûts des travaux, soit la conception et la construction.

Il est acquis devant la Cour d’appel que la cause de l’effondrement est la présence de sols argileux qui ne pouvaient adéquatement supporter le mur antibruit. Il est également acquis que les tests de sol réalisés par une filiale de la firme d’ingénierie Dessau étaient incomplets et n’ont pas permis de détecter la présence d’argile. L’existence d’une faute des ingénieurs n’est donc pas le nœud du débat. Il s’agit plutôt de déterminer l’étendue des obligations de la Ville une fois qu’une partie du talus s’effondre et les dommages que cette dernière est en droit d’obtenir de la firme d’ingénierie.
En effet, le jugement de la Cour supérieure avait reproché à la Ville de ne pas avoir pris action une fois que le talus s’était partiellement effondrée. Selon la Cour supérieure, la Ville devait alors entreprendre les travaux de réhabilitation des sols – soit de remédier à la présence d’argile dans le sol – afin de permettre à l’entrepreneur de continuer ses travaux. Comme elle ne l’a pas fait, elle a fait défaut de mitiger ses dommages. La Cour d’appel n’est pas du même avis, déterminant que la Ville pouvait simplement décider d’arrêter les travaux et poursuivre les ingénieurs en dommages :
[96] Le contrat conclu entre la Ville et Dessau est un contrat de service aux termes duquel Dessau s’engage à réaliser une étude géotechnique alors que la Ville, en contrepartie, s’engage à en payer le prix. Quoique je reconnaisse que des obligations implicites puissent en découler pour l’une et l’autre des parties, notamment celle d’agir de bonne foi, je suis d’avis que l’obligation pour la Ville de renforcer les sols, une fois qu’il est apparu qu’ils étaient inaptes à recevoir l’ouvrage envisagé, n’en est pas une.
[97] Il est vrai que le coût des travaux de renforcement des sols (excavation et remblaiement) aurait dû être assumé par la Ville si, informée par Dessau de la nécessité de les exécuter pour pouvoir construire le talus, la Ville avait décidé d’aller de l’avant avec le projet initialement envisagé.
[98] Elle aurait également dû supporter les conséquences financières de son imprudence si elle avait fait construire le talus sans d’abord demander qu’une étude géotechnique soit réalisée pour s’assurer de leur capacité portante et que celle-ci s’était par la suite avérée insuffisante.
[99] Il ne s’agit toutefois là que d’hypothèses dont la preuve ne révèle rien et les circonstances de l’espèce sont tout autres.
[100] La Ville, au contraire, a été prudente. Elle a demandé à Dessau de réaliser l’étude géotechnique nécessaire et a sollicité son avis quant à la capacité des sols de recevoir l’ouvrage à la lumière de la méthode envisagée. C’est ensuite forte de l’opinion exprimée par Dessau que l’ouvrage pouvait être érigé sans que le sol ne soit renforcé qu’elle a pris la décision d’aller de l’avant avec le projet et d’y investir des sommes importantes provenant d’un emprunt.
[101] Je ne vois pas pourquoi, dans ce contexte, la Ville, qui a pris soin de retenir les services de professionnels avant d’entreprendre la construction de l’ouvrage, serait dans la même situation que si elle ne l’avait pas fait. Si telle devait être la règle, le recours à des professionnels pour analyser la capacité portante des sols serait bien peu utile.
[102] J’estime au contraire que celle qui prend soin de faire vérifier la capacité portante des sols avant d’entreprendre la construction d’un ouvrage doit pouvoir se fier à l’opinion émise par le professionnel et ne peut être forcée de supporter des coûts additionnels importants et imprévus s’il s’avère, une fois la construction entreprise, que celui-ci s’est trompé. Elle doit demeurer libre de ne pas compléter les travaux s’il appert qu’ils ne peuvent être réalisés au coût prévu, vu l’erreur commise par le professionnel, du moins dans les cas où les coûts requis pour procéder aux correctifs préalablement nécessaires à la poursuite des travaux sont eux-mêmes considérables par rapport aux coûts initialement prévus de l’ouvrage. C’est le cas en l’espèce, comme on le verra.
[103] Cela étant, peut-on, par ailleurs, soutenir que le principe voulant que toute victime ait l’obligation de minimiser ses dommages fait en sorte que la Ville avait ici l’obligation de réhabiliter les sols, quitte à demander que Dessau lui en rembourse le coût?
[104] Je ne le crois pas.
[105] La Ville avait certes l’obligation légale de « minimiser » ses dommages, mais celle‑ci ne lui impose pas de faire exécuter de tels travaux.

Une autre question devant la Cour d’appel est celle des dommages auxquels la Ville a droit. Cette question fait d’ailleurs l’objet d’une importante dissidence de la juge Marcotte, j.c.a. Alors que la Cour supérieure avait uniquement accordé comme dommages les coûts relatifs à la construction de la portion du talus s’étant effondrée, la majorité de la Cour d’appel révise cette conclusion et accorde des dommages pour l’entièreté du talus, même la partie ne s’étant pas effondrée. Voici la justification :
[115] La réclamation de la Ville est de nature contractuelle. L’indemnisation du préjudice à laquelle elle a droit (art. 1607 C.c.Q.) est donc essentiellement compensatoire, ce qui signifie qu’elle a le droit d’être indemnisée intégralement du préjudice causé par le défaut de Dessau sans toutefois pouvoir s’enrichir.
[116] Le préjudice pour lequel elle a le droit d’être indemnisée doit toutefois satisfaire certaines exigences : il doit ainsi être une suite immédiate et directe de l’inexécution contractuelle de Dessau, et, vu l’absence de faute lourde, il doit avoir été prévisible (art. 1613 C.c.Q.).
[117] Le coût payé par la Ville pour la construction du talus inutile satisfait selon moi à toutes ces exigences. La Ville, sur la foi des représentations de Dessau voulant que le sol puisse le recevoir, a dépensé des sommes importantes pour construire un talus antibruit.
[118] Il est vrai qu’elle a reçu une partie de l’ouvrage, mais celui-ci demeure incomplet. Il n’a ni sa pleine longueur ni sa pleine hauteur et, surtout, il est effondré presque en son centre. Dans la mesure où le talus projeté avait pour mission de bloquer le bruit, ces faits suffisent, selon moi, pour présumer qu’il ne remplit pas sa fonction. Le fardeau de démontrer le contraire, ou de démontrer que la Ville s’enrichit en étant remboursée tout en conservant le talus, incombait à Dessau dans les circonstances et celle-ci n’a offert aucune preuve en ce sens.
[119] Le principe du droit à une réparation intégrale du préjudice subi fait donc en sorte que la Ville, selon moi, a le droit d’être remboursée de l’intégralité des dépenses qu’elle a faites pour concevoir et construire le talus antibruit. Il s’agit là d’un dommage immédiat et direct découlant de la faute de Dessau qui, au surplus, était prévisible.
Cette question était d’importance puisqu’elle permet à la Ville de récupérer près de 2 M$ de la firme d’ingénierie. La juge dissidente affirmait au contraire que la perte totale de l’ouvrage n’avait pas été démontrée par la Ville. Elle mentionne en outre que la Ville devait démontrer les coûts relatifs à la correction et la complétion des travaux plutôt que de simplement demander le coût des montants investis dans le projet de construction depuis le début.
Un commentaire éditorial pour la fin
Une fois n’est pas coutume, je me permets un commentaire. Les litiges en droit de la construction sont fréquents; il est plutôt rare qu’un important projet de construction se déroule sans aucune problématique relativement à la portée des travaux, aux délais, aux déficiences, etc. L’essentiel de l’énergie des parties et de leurs avocats devrait alors être canalisée afin de trouver des solutions pour terminer les travaux dans le meilleur délai possible afin de minimiser tout dommage additionnel, quitte à régler les différends à la fin.
Dans le présent dossier, je crois que les citoyens sont perdants : plus de dix ans après le début des travaux, le talus n’est toujours pas complété et on peut déduire que la Ville a investi des efforts et des sommes considérables dans le litige. Même si elle a récupéré les sommes déboursées pour la construction du talus, elle n’est pas dans une situation enviable pour autant, loin de là. À ce titre, la juge Marcotte, j.c.a. sous-entend que la Ville a fait erreur de se braquer immédiatement plutôt que de chercher des solution :
[170] Il faut, à mon avis, remettre les choses dans le contexte où les causes de l’affaissement n’étaient pas encore identifiées. Vouloir blâmer Dessau de n’avoir pas concédé sa responsabilité dans les semaines qui ont suivi l’affaissement m’apparaît inopportun et pour le moins injuste dans les circonstances. Ceci d’autant que les discussions entre les parties ont rapidement cessé à la suite à l’envoi de mises en demeure : d’abord le 24 août 2009, puis le 10 septembre 2009, alors que la Ville intimait aux entrepreneurs Desjardins et Dessau de soumettre des correctifs (bien que Dessau ait déjà soumis trois options qui n’auront pas de suite) et remettre en état le talus à leurs frais avant le 15 octobre 2009, avant d’avoir eu le bénéfice des conclusions des experts. De surcroît, à partir du 10 septembre 2009, la Ville insistait pour que tous les échanges aient lieu par écrit.
[171] Le ton était donné. Dans ce contexte, on ne peut à mon avis reprocher à Dessau de ne pas avoir accepté d’exécuter à ses frais les correctifs sur lesquels les parties n’ont jamais réussi à s’entendre, d’autant que Dessau a tout de même fait preuve de transparence en transmettant à la Ville, dans les semaines qui ont suivi l’effondrement, un rapport de suivi géotechnique comportant tous les résultats des forages menés sur les lieux. (…)
[172] À compter de cette date, la Ville n’a fait aucune autre démarche pour compléter les travaux ou rouvrir le chantier et a plutôt choisi d’attendre les conclusions de ses propres experts sur la cause de l’effondrement pendant près de deux ans, soit jusqu’en avril 2011. L’expertise de AECOM, datée du 13 avril 2011, comporte deux volets : le premier identifie l’erreur de caractérisation de Dessau à l’égard de l’argile molle pour la zone de rupture ainsi que le problème des tiges de longueur insuffisante dont Desjardins sera également tenue responsable; le second recommande la démolition et la reconstruction complète du talus à un coût de plus de 5 millions de dollars.
[173] C’est sur la foi de ce second rapport que la Ville se met en « mode attaque », selon la qualification qu’en fait la juge de première instance et entame ses procédures pour réclamer 5,2 M$ à l’endroit de Dessau et de Desjardins, de même que 1,5 M$ de la compagnie de cautionnement de Desjardins.
[174] Peut-on alors qualifier le comportement de Dessau de « refus persistant » ou lui reprocher d’avoir contesté une poursuite de cette envergure? J’estime que non. Il faut rappeler à cet égard que ce n’est qu’à la veille du procès, au mois d’août 2017, soit huit ans après les faits et six ans après le début des procédures, que la Ville modifiera celles-ci pour réclamer les coûts engagés inutilement sur le projet plutôt que les coûts de démolition et de reconstruction complète du talus.
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