Ville de Terrebonne c. Immeubles des Moulins inc., 2021 QCCA 525
Domaine Fleurimont inc. c. Ville de Sherbrooke, 2021 QCCS 1955
Tous les avocats civilistes savent qu’une demande en justice pour une somme supérieure à 85 000 $ doit être intentée devant la Cour supérieure, alors qu’un recours pour une somme inférieure à ce seuil doit être intenté devant la Cour du Québec (bien que ce seuil ait récemment été déclaré inconstitutionnel par la Cour suprême du Canada).
Or, en matière de recouvrement de taxes foncières par les municipalités, centres de services scolaires et commissions scolaires et de remboursement de taxes payées en trop, le législateur a choisi de donner compétence à la Cour du Québec peu importe le montant en jeu.
En effet, l’article 36 du Code de procédure civile prévoit :
36. Sous réserve de la compétence attribuée aux cours municipales, la Cour du Québec connaît, à l’exclusion de la Cour supérieure, de toute demande pour le recouvrement d’un impôt foncier, d’une taxe ou de toute autre somme d’argent due à une municipalité, à un centre de services scolaire ou à une commission scolaire en application d’une loi ou des demandes contestant l’existence ou le montant d’une telle dette.
Elle connaît également de toute demande de remboursement d’un trop-perçu par une municipalité, un centre de services scolaire ou une commission scolaire.
Comme l’illustrent deux décisions rendues dans les derniers mois, l’interprétation de cette disposition donne du fil à retordre aux plaideurs.
L’affaire Ville de Terrebonne c. Immeubles des Moulins
Dans cette affaire, le propriétaire d’un ancien terrain de golf cherchait à récupérer de la municipalité des sommes payées en trop en raison du régime fiscal particulier applicables aux terrains de golf. En effet, les terrains de golf ouverts au public bénéficient d’un régime fiscal avantageux, selon l’article 211 de la Loi sur la fiscalité municipale, mais lorsque le terrain cesse d’être utilisé comme terrain de golf, le propriétaire doit rembourser à la municipalité la différence entre les taxes payées et celles qui l’auraient normalement été en l’absence de ce régime, jusqu’à concurrence de dix exercices financiers, selon l’article 213 LFM.
Le débat devant la Cour supérieure a porté sur l’interprétation de l’article 213 LFM, dans le contexte où le terrain, même s’il n’est plus accessible au public, n’a pas cessé d’être utilisé comme un parcours de golf. Sans que la question de la compétence ne soit soulevée, le juge de première instance a donné raison au propriétaire.
En appel, la Ville, représentée par de nouveaux avocats, soulève que la Cour supérieure n’avait pas compétence pour rendre le jugement attaqué, argument auquel la Cour d’appel souscrit :
[9] La compétence de la Cour du Québec est exclusive sur toute demande de remboursement d’un trop-perçu en vertu de l’article 36 C.p.c. qui est en vigueur depuis le 1er janvier 2016 avec application immédiate. Le sens ordinaire et grammatical de ces mots est clair et ne laisse aucun doute quant à son interprétation. Malgré les inconvénients pouvant être causés par la reconnaissance de l’absence de compétence à ce stade des procédures, il s’agit ici de la seule issue possible puisque la compétence ratione materiae est d’ordre public, tel que mentionné ci-dessus.
[10] La demande introductive recherche une condamnation de l’appelante sous la forme d’un remboursement des sommes qui « ont été perçues en trop par la Ville ». Bien sûr, la Cour, pour conclure au remboursement, était appelée à interpréter la L.F.M. et à déclarer le sens à donner aux articles 211 et 213, mais ceux-ci ne changent en rien qu’il s’agit d’une action en remboursement des taxes qui a été intentée par l’intimée. Vu que la Cour supérieure était appelée à « déclarer » le sens à donner aux articles 211 et 213 L.F.M. devant les différentes interprétations proposées ne change pas non plus le fait que le but recherché par l’action est le remboursement des taxes foncières. De même, le fondement juridique argué par l’intimée pour ce remboursement trouve sa source dans la notion de répétition de l’indu ne change en rien que la fin recherchée par l’intimée était le remboursement des taxes trop perçues par l’appelante.
[11] L’intimée invoque dans son mémoire une décision de la Cour supérieure où elle a exercé sa compétence dans une situation semblable. Par contre, cette cause présentait une véritable instance déclaratoire et aucun remboursement n’était demandé. En outre, l’article 35 de l’ancien Code de procédure civile en vigueur à l’époque ne contenait pas l’équivalent du deuxième alinéa du présent article 36 qui est ici attributif de la compétence exclusive de la Cour du Québec.
Ainsi, le seul fait qu’une demande introductive d’instance comporte des conclusions déclaratoires que nous qualifierons d’« intermédiaires » (c’est-à-dire des étapes du raisonnement menant à conclure à la condamnation recherchée) n’a pas pour effet de donner compétence à la Cour supérieure si les conclusions réellement recherchées sont de la compétence exclusive d’un autre tribunal.
En effet, la Cour du Québec a tous les pouvoirs nécessaires pour exercer la compétence qui lui est attribuée par la loi, incluant celui d’interpréter les dispositions législatives en litige et de « déclarer » l’interprétation qui doit en être faite (bien qu’il puisse sembler superfétatoire que cette interprétation soit l’objet de conclusions).
L’affaire Domaine Fleurimont c. Ville de Sherbrooke
Cet arrêt de la Cour d’appel a été suivi dans un jugement récent rendu en mai 2021 par la Cour supérieure, à laquelle on demandait de se prononcer sur l’application aux immeubles de la demanderesse d’une tarification relative à l’eau et à l’assainissement :
[8] Domaine allègue que les comptes de taxes foncières émis par la Ville sont erronés puisqu’ils réfèrent à une tarification pour les services municipaux en matière d’eau et d’assainissement en fonction de 142 chambres, alors que l’extrait du rôle d’évaluation foncière provenant du site internet de la Ville ne fait pas mention du nombre de chambres locatives.
[9] Elle plaide donc que la perception de cette taxe relative à l’eau et à l’assainissement est nulle et illégale étant donné qu’elle n’est pas conforme aux dispositions impératives de la Loi sur la fiscalité municipale (la « LFM ») ni au rôle d’évaluation foncière triennal en vigueur pour les exercices financiers 2016, 2017 et 2018 (le « Rôle »).
Comme la demande vise le remboursement de la taxe d’eau et d’assainissement, sans que la validité du règlement qui l’impose, ni une inscription au rôle d’évaluation soit contestée, la Cour supérieure conclut que la demande est de la compétence de la Cour du Québec :
[22] Tel que mentionné, la compétence rationae materiae est d’ordre public et ni la Cour du Québec ni les parties ne peuvent conférer juridiction au Tribunal sur une matière qui ne relève pas de sa compétence.
[23] Or, lors de l’instruction de la Demande, l’avocat de Domaine reconnaît que sa cliente ne demande pas la nullité du Rôle ou de l’une de ses inscriptions, mais seulement la nullité de la taxe d’eau et d’assainissement apparaissant aux comptes de taxes en raison des informations erronées ou incomplètes diffusées par la Ville sur son site internet.
[24] Il ne s’agit donc pas d’un recours en cassation ou en nullité du Rôle ou de l’une de ses inscriptions au sens de l’article 171 LFM.
[25] La Demande n’est pas non plus un véritable recours en nullité, mais plutôt une simple contestation des comptes relatifs à la taxe d’eau et d’assainissement en lien avec l’Immeuble pour les années 2016 à 2018.
[26] Bien que la Cour supérieure ait juridiction pour prononcer la nullité d’un rôle d’évaluation foncière ou de l’une de ses inscriptions et pour annuler les comptes de taxes émis en vertu d’un rôle invalide, l’article 36 C.p.c. précité confère à la Cour du Québec une compétence exclusive, entre autres, à l’égard de toute demande contestant l’existence ou le montant d’une dette relative à une taxe municipale et à l’égard de remboursement d’un trop-perçu par une municipalité.
[27] Étant donné que les municipalités perçoivent les sommes qui lui sont dues au moyen de comptes de taxes, la Cour du Québec doit nécessairement avoir la compétence pour maintenir, modifier ou annuler un compte de taxes lorsqu’elle est saisie d’une demande en remboursement de taxes. En effet, cette compétence octroyée à la Cour du Québec s’étend à tout ce qui est nécessaire pour atteindre les fins recherchées par l’article 36 C.p.c., incluant la détermination des droits des parties.
[28] Puisque la Demande recherche essentiellement une condamnation de la Ville sous forme d’un remboursement des sommes perçues en fonction des comptes de taxes dont on conteste la validité, la Cour d’appel a récemment décidé, dans l’arrêt Ville de Terrebonne précité, que l’affaire relève de la juridiction exclusive de la Cour du Québec.
Comme c’est l’existence de la créance elle-même qui est contestée, et non la validité d’un règlement ou d’une inscription au rôle d’évaluation, la Cour du Québec est compétente. En effet, un compte de taxes municipales n’a pour effet que de constater l’existence de la créance découlant du règlement de taxation et n’est pas une décision administrative qui doit être contestée par un pourvoi en contrôle judiciaire devant la Cour supérieure.
En conclusion
Certes, la répartition des compétences d’attribution des tribunaux en matière de fiscalité municipale n’est pas simple. Ainsi, on devra se diriger vers :
- Le Tribunal administratif du Québec, après avoir présenté une demande de révision administrative à l’évaluateur municipal, (ou la Cour supérieure par une action en cassation ou en nullité) pour contester une inscription au rôle d’évaluation;
- La Cour supérieure pour contester la validité, l’applicabilité ou l’opérabilité d’un règlement de taxation par un pourvoi en contrôle judiciaire;
- La Cour du Québec pour contester l’existence ou le montant de la créance de la municipalité, notamment sur la base de l’interprétation du règlement de taxation;