Léveillé c. Municipalité de Frelighsburg, 2021 QCCS 3249
La résidence des demandeurs a été endommagée à la suite de débordements de la rivière qui borde leur propriété. Ils désirent obtenir un permis de construction pour rebâtir leur maison, ce que la municipalité refuse au motif que la propriété en cause serait située dans une zone inondable.
Les demandeurs poursuivent la municipalité en dommages, en ordonnance d’émission du permis et en expropriation déguisée, notamment.
Responsabilité civile pour défaut de délivrer un permis
La Politique de protection des rives, du littoral et des plaines inondables (« Politique ») du gouvernement québécois définit la notion de plaine inondable et autorise le recours à une carte pour établir les limites géographiques. La carte jointe au règlement de zonage de la municipalité a été établie par la MRC et intégrée au schéma d’aménagement.
La zone inondable en cause est identifiée, mais ne distingue pas les zones de grand courant (0-20 ans) et de faible courant (20-100 ans). Partant, de l’avis de la municipalité, en application de son règlement de zonage et de la Politique, la construction serait interdite :
« 4.2 Mesures relatives à la zone de grand courant d’une plaine inondable
Dans la zone de grand courant d’une plaine inondable ainsi que dans les plaines inondables identifiées sans que ne soient distinguées les zones de grand courant de celles de faible courant sont en principe interdit toutes les constructions, tous les ouvrages et tous les travaux, sous réserve des mesures prévues aux paragraphes 4.2.1 et 4.2.2. »
La Cour est désaccord, car la règlementation municipale en cause ne prévoit une interdiction de construction que pour les zones de récurrence de grand courant (0-20 ans). De l’avis de la Cour, la municipalité a essayé de pallier les lacunes de sa règlementation en faisant l’application directe aux demandeurs de la Politique alors qu’elle n’a aucun effet normatif directement opposable aux citoyens.
La Cour conclut donc que rien n’empêche l’émission du permis et que les demandeurs ont droit à celui-ci. La Cour accorde également des dommages de 100 000 $ pour les troubles et inconvénients et les coûts généraux écoulant de l’impossibilité d’habiter la résidence, les demandeurs ayant dû attendre 4 ans pour obtenir ce permis et se loger ailleurs pendant cette durée.
Discrétion judiciaire en vertu de l’article 227 LAU
Les demandeurs recherchaient également une déclaration du Tribunal autorisant, à l’avance, une construction dérogatoire, et ce, en vertu de l’article 227 LAU qui se lit comme suit :
227. La Cour supérieure peut, sur demande du procureur général, de l’organisme compétent, de la municipalité ou de tout intéressé, ordonner la cessation:
1° d’une utilisation du sol ou d’une construction incompatible avec:
a) un règlement de zonage, de lotissement ou de construction;
Ce pouvoir d’ordonnance est discrétionnaire, le Tribunal pouvant en certaines circonstances refuser d’ordonner la cessation demandée.
Les demandeurs estiment qu’il serait insensé qu’ils se voient obliger, avant de pouvoir demander au Tribunal d’exercer sa discrétion « remédiatrice », d’entreprendre la construction d’une résidence sur leur terrain sans permis, aux fins de provoquer un recours en démolition contre eux.
Le Tribunal refuse cette demande. En raison notamment de la formulation même de l’article 227 LAU, le Tribunal estime que la préexistence d’un usage ou d’une construction dérogatoire est l’une des conditions requises pour que le juge puisse exercer la discrétion dont il est investi :
[129] Rien dans l’article 227 LAU, ni ailleurs, n’autorise le juge à permettre la construction d’un bâtiment qui est interdite par un règlement valide. Avec égards, le soussigné estime que, s’il agissait de la sorte, il irait à l’encontre de principes aussi fondamentaux que la séparation des pouvoirs et la règle de droit.
Le Tribunal écarte également les précédents cités par les demandeurs :
[130] La préexistence d’une construction dérogatoire suffit à distinguer les jugements Tétreault et Pellerin, cités par les demandeurs, de la présente affaire. Soulignons aussi que dans Tétreault, la municipalité avait intenté une demande reconventionnelle en démolition, ce qui pouvait sans doute justifier la juge de recourir à la discrétion de l’article 227 LAU, une nuance qu’avec égards le jugement Pellerin, qui s’appuie sur Tétreault, semble omettre.
En somme, la préexistence de la construction dérogatoire et le recours par l’autorité compétente sont requis pour que le Tribunal puisse exercer sa discrétion.
Expropriation déguisée
Si les dispositions du règlement de zonage interdisant les constructions avaient été applicables, la Cour aurait néanmoins conclu à une expropriation déguisée.
La Cour conclut d’abord à la stérilisation du droit de propriété des demandeurs.
Leur résidence ne peut plus être habitée sans des travaux importants de décontamination, de réfection et d’immunisation qui nécessiterait de déborder dans la bande riveraine. La seule utilisation qu’ils peuvent maintenant en faire est de s’y promener.
Plusieurs gestes abusifs de la municipalité en seraient la cause :
– d’une part, une première inspectrice en bâtiment considérait que la reconstruction à un autre endroit sur le terrain était possible en obtenant une dérogation mineure. Or, selon le Tribunal, le maire remplace cette dernière en « toute illégalité » et en violation des exigences des articles 119(7) et 120 LAU protégeant les fonctionnaires des pressions et ingérences politiques :
[179] Tel que vu, le maire l’a remplacée par Monsieur Vasseur avec le résultat que l’on sait. La municipalité, par son maire et par Vasseur agissait alors en toute illégalité.
[180] Nul besoin d’insister beaucoup sur le fait qu’il s’agit là d’un comportement abusif et illégal.
[181] Le Tribunal estime que l’exigence qui découle des articles 119 et 120 de la LAU, que l’inspecteur en bâtiment soit un fonctionnaire désigné par règlement, assure à celui-ci une protection contre les pressions et l’ingérence politique quant à l’exercice de ses fonctions. À l’époque où l’inspecteur municipal était désigné par simple résolution, il était qualifié d’officier municipal et la Cour d’appel avait reconnu « qu’il n’existe aucun lien de subordination entre les diverses catégories d’inspecteurs et le conseil municipal »[30].
(…)
[183] Le maire de la municipalité n’aurait pas pu interdire de faire son travail à un fonctionnaire dûment désigné à titre d’inspecteur en bâtiment par un règlement municipal adopté conformément à la LAU. Il a pu le faire sans difficulté lorsqu’il a ordonné à Madame Frican de ne plus parler avec les demandeurs, pour confier cette tâche exclusivement à Monsieur Vasseur
– d’autre part, les limites des zones inondables étaient arbitraires en ce qu’elles défient toute logique et aucune preuve, profane ou d’expertise, n’a été apportée au procès par la municipalité pour justifier les limites :
[190] L’on voit par exemple sur le plan P-44 a) des bâtiments dont une moitié est en zone inondable, et l’autre non. Ou encore deux bâtiments situés côte à côte, à quelques mètres de l’un de l’autre dont l’un est en zone inondable alors que son voisin, situé 2 mètres plus bas, ne l’est pas.
[191] Sur le plan P-44 b), on voit que les résidences des voisins des demandeurs sont exclues de la zone à risque de crues au moyen des limites rectilignes qui ne sont reliées à aucun changement de dénivellation et qui ne correspondent certainement pas à la limite de l’étendue géographique du secteur inondé par la rivière aux Brochets en période de crues. L’avocate de Frelighsburg plaide qu’il y a « peut-être des fossés à cet endroit ». Cet argument défie la logique lui aussi. Ces fossés hypothétiques devant nécessairement se déverser dans la rivière aux Brochets adjacente en raison des courbes de niveau indiquées sur les plans, ils ne sont d’aucune aide pour endiguer son débordement.
(…)
[200] Il en va de même de la propriété des demandeurs qui est soumise à ces contraintes alors que ses voisins en sont exemptés tout comme si les inondations s’arrêtaient suivant des lignes droites disposées géométriquement autour de certaines résidences, pour les épargner elles seulement.
[201] Les pièces P-44 a) à d) ont été mises en preuve le premier jour du procès et Monsieur Trahan a témoigné sur celles-ci. L’audition a duré 5 jours. Il aurait été facile à la municipalité de présenter une preuve pour expliquer, si elles avaient été explicables, les incohérences importantes démontrées entre ce que prescrit la Politique et ce que la carte qui forme l’annexe C du règlement de zonage établit.
Le Tribunal note toutefois qu’il faudra règle générale faire preuve de prudence étant donné que l’étendue d’une zone inondable relève de plusieurs facteurs techniques et que l’intervention du Tribunal ne sera pas justifiée sans une négation arbitraire ou abusive des droits.
Prescription du recours en expropriation déguisée
En terminant, le Tribunal, s’appuyant sur le jugement Habitations Germat inc. c. Ville de Lorraine (2018 QCCS 5781), rendu par le juge Sansfaçon, alors juge à la Cour supérieure, estime que le recours qui prend assise sur l’article 952 C.c.Q. n’est pas assujetti à la courte prescription stipulée à l’article 586 de la Loi sur les cités et villes (ici 1112.1 du Code municipal), mais plutôt à la prescription de trois ans énoncée à l’article 2925 C.c.Q. Ce jugement (que notre collègue Pascal Marchi avait résumé sur ce blogue) avait été porté en appel, mais la Cour d’appel a déterminé qu’il n’était pas nécessaire de traiter de cette question pour disposer de l’appel (Ville de Lorraine c. 9398-2585 Québec inc., 2021 QCCA 167, paragr. 19).