Aménagement et urbanisme, Contrôle judiciaire, Règlement

Distinctions permises dans un règlement de zonage: l’exemple de la « vente en gros » et de la « vente au détail »

Ville de Montréal c. Gestion Tasa inc., 2018 QCCS 3834

Zoner, c’est discriminer entre les usages du sol afin de répartir ceux-ci sur le territoire pour assurer une cohabitation et un développement harmonieux. L’une des limites implicites au pouvoir des municipalités en cette matière est qu’elles ne peuvent faire de distinction fondée sur le statut des personnes qui exercent l’usage ou sur leur droit de propriété de l’immeuble, par opposition à la nature de l’usage lui-même. Par exemple, une municipalité ne pourrait pas réserver une zone résidentielle aux personnes âgées, aux couples mariés ou aux locataires.

Par contre, il existe des cas où la nature d’un usage fait en sorte qu’il s’adresse à certaines personnes plutôt qu’à d’autres. C’est ce qui a fait dire à la juge Louise Otis, alors à la Cour supérieure, que « si la Corporation municipale ne peut utiliser la réglementation du zonage pour réglementer les personnes, le règlement peut cependant faire référence à des personnes pour réglementer les usages » (Québec (Ville) c. Investissements Imqua inc. EYB 1992-75072, (C.S.), page 13).

Dans l’affaire Ville de Montréal c. Gestion Tasa, le juge Peter Kalichman, de la Cour supérieure, a décidé que la distinction opérée par le règlement de zonage applicable dans l’arrondissement Saint-Laurent entre la vente au détail et la vente en gros n’est pas fondée sur le statut des acheteurs et constitue donc une distinction valide.

Les faits

Gestion Tasa est propriétaire d’un immeuble dans lequel son locataire, Sami Fruits, opère un commerce de vente de fruits et légumes (les deux compagnies, liées, seront désignées collectivement comme « Sami Fruits »). En 2012, au moment de la demande de certificat d’autorisation pour l’ouverture du commerce, le règlement de zonage y autorise la distribution en gros de fruits et légumes. Un usage accessoire de vente au détail y est également autorisé, sur une surface n’excédant pas 15 % de celle de l’immeuble.

En 2013, le règlement de zonage est modifié pour supprimer l’usage accessoire. La Ville reconnaît toutefois que l’usage accessoire de vente au détail, sur 15 % de la surface de l’immeuble, est protégé par droits acquis.

Les plans architecturaux approuvés par la Ville prévoient la présence d’une cloison séparant l’espace aménagé pour la vente au détail du reste de l’immeuble. Cependant, peu après l’ouverture, les inspecteurs de la Ville remarquent que les clients circulent librement dans la section réservée à la vente en gros.

Après avoir envoyé des avis en ce sens, la Ville entreprend donc, en décembre 2013, une procédure judiciaire visant à faire cesser l’usage de vente au détail sur la surface excédant 15 % de la superficie de l’immeuble. En défense, Sami Fruits prétend que la distinction prévue par le règlement de zonage est discriminatoire et arbitraire, et excède donc la compétence conférée à la Ville par la Loi sur l’aménagement et l’urbanisme (« LAU »).

Avant de se pencher sur cet argument de fond, le juge Kalichman examine deux questions procédurales, soit l’absence d’avis à la Procureure générale du Québec et le délai déraisonnable pour contester le règlement de zonage.

L’absence d’avis à la Procureure générale

En ce qui concerne l’avis à la Procureure générale du Québec, exigé par l’article 76 du Code de procédure civile, Sami Fruits prétend qu’il n’est pas nécessaire parce qu’elle ne demande que l’inopposabilité du règlement dans sa situation particulière, et non une déclaration d’invalidité à l’égard de tous.

Le juge Kalichman rejette cet argument, notant que le choix stratégique de demander uniquement l’inopposabilité du règlement ne peut permettre à Sami Fruits de contourner l’exigence d’un avis. Même si cette conclusion est suffisante pour rejeter le recours de Sami Fruits, le juge poursuit quand même son analyse de l’ensemble des questions en litige.

Le délai raisonnable pour contester le règlement

La Ville soulève l’argument du délai déraisonnable pour contester le règlement de zonage, puisque ce n’est qu’en décembre 2015 que Sami Fruits a amendé sa défense pour en soulever l’illégalité.

De son côté, Sami Fruits prétend qu’elle n’était pas tenue de contester le règlement dans un délai raisonnable, d’une part, parce qu’elle soulève l’illégalité en défense et, d’autre part, parce qu’elle ne demande que l’inopposabilité du règlement dans sa situation particulière. Rappelons d’ailleurs que l’une des raisons d’être de l’exigence du délai raisonnable est d’assurer la stabilité des règlements municipaux, au bénéfice de l’ensemble des citoyens auxquels ces règlements ont pu conférer des droits entre temps.

Le juge rejette ces deux arguments de Sami Fruits et décide qu’elle n’a pas agi dans un délai raisonnable. Sur cette question, le juge Kalichman suit les enseignements de l’arrêt Ville de Lorraine, rendu cet été par la Cour suprême.

Le pouvoir de distinguer « vente au détail » et « vente en gros »

Le juge résume ainsi l’argument de Sami Fruits :

[41]      Sami Fruits plaide que le Règlement ne peut être appliqué de la façon qui est suggérée par la Ville puisqu’il crée une distinction arbitraire et discriminatoire qui n’est pas justifiée en vertu de la LAU.  Elle soutient que la distinction entre la vente en gros et la vente au détail ainsi que la limitation prévue à l’article 5.48 du Règlement ne sont pas conformes aux fins visées par l’article 113 de la LAU.

[42]      Selon Sami Fruits, le statut d’une personne ne peut être une considération permettant de discriminer en matière de zonage à moins qu’il soit spécifiquement permis par la LAU.  Or, poursuit-elle, la seule distinction entre la vente en gros, qui est permise dans la Zone, et la vente au détail, qui est restreinte, tient du statut et de la motivation de l’acheteur.  Il s’agit, selon Sami Fruits, d’une distinction arbitraire et discriminatoire entre les types d’acheteurs.

[43]      Pour Sami Fruits,  la distinction entre la vente en gros et la vente au détail n’a aucun lien rationnel ni avec la gestion du territoire, ni par rapport aux effets de voisinage dont il est question en matière de zonage.  Elle plaide que la Ville a outrepassé ses pouvoirs en matière de zonage en adoptant un règlement qui vise la gestion de personnes et non la gestion du territoire.

Le juge Kalichman rejette également cet argument :

[47]      En faisant une distinction entre la vente en gros et la vente au détail, la Ville règlemente une activité commerciale dans la Zone.  Même si cela implique une distinction au niveau du statut de l’acheteur, la qualité des personnes n’est pas l’objet visé par le Règlement.  Tout comme l’a expliqué la juge Otis, alors à la Cour supérieure, « si la Corporation municipale ne peut utiliser la réglementation du zonage pour réglementer les personnes, le règlement peut cependant faire référence à des personnes pour réglementer les usages[24]. »

[48]      Sami Fruits a tort de prétendre que la distinction que fait le Règlement entre la vente au détail et la vente en gros ne propose aucun lien rationnel avec les effets que cela entraîne sur le voisinage dont il est question en matière de zonage.  Comme la Cour suprême le souligne dans l’affaire Saint-Romuald (City) c. Olivier, l’usage particulier d’un terrain sur les terrains voisins constitue une préoccupation fondamentale en matière de zonage :

Il est clair que l’effet de l’usage particulier d’un terrain sur les terrains voisins constitue une préoccupation fondamentale, qui est partagée dans les ressorts de common law.  Pour plus de commodité, on peut qualifier d’« effets sur le voisinage » la perte d’agrément imputable au bruit, à la pollution de l’air, à l’accroissement de la circulation automobile, à l’augmentation de la demande de services municipaux et à d’autres perturbations.  L’un des principaux objectifs du zonage est la minimisation de tels effets néfastes sur les propriétaires voisins ou sur la collectivité dans son ensemble[25].

[49]      En l’espèce, les restrictions imposées par le Règlement sont directement liées à la gestion du territoire et sont des conséquences nécessaires à l’application du pouvoir délégué par la LAU.  Tel qu’expliqué par Eric Paquet, directeur de l’urbanisme de la Ville, le plan d’urbanisme vise à préserver l’intégrité du caractère industriel de la Zone et à favoriser le développement des zones commerciales.   En imposant des restrictions sur la vente au détail dans la Zone, la Ville poursuit un objectif qui a un lien rationnel avec la gestion de son territoire.

[50]      Sami Fruits soutient que dans les faits, il n’y a absolument rien qui prouve  que l’opération de son magasin crée des effets négatifs sur le voisinage.  Elle ajoute qu’il n’existe aucun élément de preuve  démontrant que l’opération de son magasin cause des problèmes de circulation, ou des problèmes à l’environnement ou encore de la compétition avec d’autres commerçants de l’arrondissement.

[51]      Or, la Ville n’avait pas à prouver un préjudice.  En autant que le Règlement vise un but légitime dans l’exercice du pouvoir réglementaire en matière de zonage, le Tribunal ne doit pas substituer son opinion à celle de la Ville sur l’opportunité d’adopter le Règlement.

Un jugement opportun

Sans grande nouveauté, ce jugement constitue un rappel utile des règles applicables en matière de contrôle judiciaire et de droit de l’urbanisme.

Le juge Kalichman a été bien avisé de rejeter la distinction proposée entre les déclarations d’invalidité et d’inopposabilité en ce qui concerne les questions d’avis à la Procureure générale et de délai raisonnable. Comme il est assez rare qu’un justiciable conteste un règlement pour le bénéfice du public plutôt que pour son intérêt personnel (sauf peut-être en matière de droits fondamentaux), une conclusion contraire aurait eu pour effet de neutraliser ces exigences prévues par le Code de procédure civile.

Quant à la question de fond, il me semble clair que la vente au détail et la vente en gros sont deux usages qui peuvent être distingués dans un règlement de zonage, ne serait-ce qu’à cause des différences relatives à l’achalandage et de la préoccupation que peuvent avoir les municipalités de concentrer les activités de vente au détail dans certains secteurs pour les dynamiser.

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