Construction, Responsabilité contractuelle

Pas d’extras sans résolution du conseil municipal !

Ville de Saguenay c. Construction Unibec inc., 2019 QCCA 38

S’il y a un principe du droit municipal qu’on ne répétera jamais assez, c’est celui qui veut que la municipalité ne puisse pas s’engager sans résolution de son conseil municipal (à moins qu’un règlement ne prévoit la délégation du pouvoir de dépenser au comité exécutif ou à un fonctionnaire). Toutefois, l’expérience montre que, dans le feu roulant d’un projet, il arrive tant à des fonctionnaires municipaux qu’à des entrepreneurs d’y passer outre et de se retrouver dans une situation délicate. Dans les prochains mois, la Cour suprême du Canada sera d’ailleurs appelée à se prononcer sur le sujet dans l’affaire Ville de Montréal c. Octane stratégie.

Entre temps, une affaire impliquant la Ville de Saguenay nous offre l’illustration la plus récente de ce principe et, cette fois-ci, c’est l’entrepreneur qui se retrouve le bec à l’eau. En effet, dans l’arrêt Ville de Saguenay c. Construction Unibec inc., la Cour d’appel a décidé que l’entrepreneur ne peut se prévaloir de l’entente conclue avec le chargé de projet de la firme de génie-conseil mandatée par la Ville pour réclamer des frais supplémentaires.

Les faits

Le 18 avril 2013, la Ville de Saguenay octroie à Construction Unibec inc. un contrat de construction d’un centre multifonctionnel dans le secteur Shipshaw. La préparation des plans et devis et la surveillance des travaux ont été confiées à la firme de génie Gémel inc.

Il est prévu que la construction soit réalisée pour le 30 août 2013, date à laquelle s’ouvrira la 18e édition du Festival forestier de Shipshaw, un évènement très couru notamment en raison de la présence d’un chanteur country américain.

Le 14 mai 2013, Gémel adresse à Unibec une directive de chantier visant à modifier les travaux prévus pour ajouter la réalisation d’une nouvelle surface asphaltée à l’avant de l’édifice, incluant des travaux de drainage. Le lendemain, Gémel émet une nouvelle directive pour préciser que l’asphaltage ne fait pas partie du contrat, mais qu’il s’agit uniquement de préparer la surface à asphalter.

Le 25 juin 2013, Unibec transmet sa soumission pour ces travaux supplémentaires et, le 11 juillet 2013, le comité exécutif de la Ville approuve les ordres de changements et alloue les fonds à même son budget.

Le 18 juillet 2013, un représentant de la Ville, M. Brassard, accepte la soumission d’Unibec et l’autorise à commencer les travaux supplémentaires.

Le 5 août 2013, Unibec réalise qu’une grande quantité de sable devra être transportée pour réaliser la surface à asphalter. Elle est d’avis que l’ajout de cette quantité de sable ne fait partie des travaux demandés par la directive du 14 mai 2013, pour laquelle elle a déposé une soumission que la Ville a acceptée. Par conséquent, le représentant d’Unibec, M. Blackburn, convient avec le chargé de projet de Gémel, Simon Savard, que l’ajout de cette quantité de sable sera payé en « régie contrôlée », c’est-à-dire selon le coût du matériel et de la main d’œuvre, en sus du contrat. C’est cet ajout qui est en litige.

Ce sont 600 à 700 voyages de sable qui sont transportés par Unibec, qui réussit à terminer les travaux dans les délais.

Après la fin des travaux et des échanges avec Gémel, Unibec transmet une facture de 297 241,10 $, dont 148 652,39 $ pour la fourniture et le transport du sable en « régie contrôlée ». Gémel en recommande le paiement, mais la Ville refuse de payer cette somme supplémentaire, étant d’avis que la fourniture et le transport du sable étaient inclus dans la directive de chantier du 14 mai 2013, et donc dans la soumission d’Unibec qu’elle a acceptée.

Unibec réclame donc la somme de 148 652,39 $ a la Ville, qui appelle en garantie Gémel pour être indemnisée d’une éventuelle condamnation.

Le juge de première instance conclut que la Ville a accepté verbalement, par l’entremise de son représentant, M. Brassard, l’entente pour ces frais supplémentaires et la condamne à les payer à Unibec.

L’arrêt de la Cour d’appel

Sous la plume de la juge France Thibault, la Cour d’appel conclut que le juge de première instance a commis une erreur de droit en concluant à la conclusion d’une entente modifiant le contrat octroyé à Unibec :

[35]        La L.C.V. exige le respect de certaines formalités préalables à la formation d’un contrat par une municipalité locale. Celle-ci a le pouvoir général de s’engager contractuellement à la suite de l’adoption, par les membres de son conseil, d’un règlement ou d’une résolution. En conséquence, une municipalité locale ne peut être liée financièrement face à un tiers que si une résolution ou un règlement le prévoit. Il s’agit d’une mesure édictée dans l’intérêt des municipalités locales, donc des citoyens, pour favoriser une saine administration des fonds publics ainsi que la transparence des décisions et pour éviter la collusion et la corruption.

[36]        Le juge de première instance ne pouvait donc pas conclure à la formation d’un nouveau contrat, en l’absence d’une résolution du conseil de l’appelante autorisant l’exécution des travaux, d’un règlement de délégation adopté en application des articles 350 et 477.2 de la L.C.V. par le conseil de l’appelante autorisant son employé à modifier le contrat intervenu avec Unibec et à en conclure un nouveau, ou en l’absence d’une résolution du conseil de l’appelante ratifiant a posteriori le consentement verbal donné par son employé.

[37]        La doctrine et la jurisprudence reconnaissent le principe suivant lequel un employé municipal ne peut lier une municipalité locale puisque celle-ci « parle » par son conseil municipal, et ce, en vertu de l’article 47 de la L.C.V.

[38]        Ayant à l’esprit ces principes, il convient d’abord de se pencher sur le contrat d’aménagement de la surface et des travaux de drainage intervenu à la suite de l’acceptation donnée par M. Brassard le 18 juillet 2013. Le contrat a été formé dans le respect des dispositions du droit municipal puisque le conseil municipal de l’appelante a autorisé les travaux et leur paiement dans sa résolution du 11 juillet 2013. Le paiement du montant de la soumission d’Unibec, soit 148 588,71 $, le confirme.

[39]        Qu’en est-il des travaux dont M. Savard, chargé de projet de Gémel, a accepté le paiement « en régie contrôlée »? Les mêmes principes s’appliquent, sous réserve des dispositions de l’article 573.3.0.4 de la L.C.V. dont je traiterai ci-après. En l’absence d’une résolution adoptée par le conseil municipal de l’appelante autorisant la conclusion d’un contrat ou d’une confirmation du contrat par une résolution postérieure, il faut conclure que l’appelante n’est pas liée par les agissements de M. Savard. Le juge aurait dû conclure à la nullité de ce contrat conclu en violation des dispositions de la L.C.V.

[40]        Dans l’arrêt Adricon Ltée c. East Angus (Ville d’), la Cour suprême a reconnu la possibilité pour une municipalité de modifier un contrat sans nécessité pour le conseil municipal de recourir à une nouvelle demande de soumissions, lorsque la modification est accessoire au contrat et n’en change pas la nature. Cette exception est maintenant codifiée à l’article 573.3.0.4 de la  L.C.V. :

573.3.0.4. Une municipalité ne peut modifier un contrat accordé à la suite d’une demande de soumissions, sauf dans le cas où la modification constitue un accessoire à celui-ci et n’en change pas la nature.

[41]        Tel qu’il appert de cette disposition, une municipalité peut modifier un contrat attribué à la suite d’une demande de soumissions. Encore là, elle doit autoriser la modification par résolution, tel que le prévoit l’article 47 de la L.C.V. En plus, la modification doit respecter deux conditions : elle doit être accessoire au contrat et ne pas en changer la nature.

[42]        L’article 573.3.0.4 de la L.C.V. n’est d’aucun secours pour Unibec. D’une part, la modification du contrat d’aménagement de la surface et des travaux de drainage pour y ajouter les coûts des travaux de la fourniture et du transport du sable n’a pas été autorisée par une résolution. D’autre part, elle n’est pas un accessoire du contrat et elle en change la nature. Ces travaux étaient inclus dans la directive de chantier du 14 mai 2013 qui a donné lieu à la soumission d’Unibec du 25 juin 2013. Ils constituent un élément essentiel du contrat d’aménagement de la surface et des travaux de drainage et, en conséquence, ils ne peuvent pas être qualifiés de modifications accessoires.

La Cour d’appel rejette également l’application de la restitution des prestations, qui aurait pu permettre à Unibec d’être payée malgré l’absence de contrat valide :

[44]        Dans l’arrêt Ville de Montréal c. Octane Stratégie inc., la Cour a penché en faveur de l’application de la restitution des prestations dans le cas où un contrat municipal a été annulé parce que les règles de la L.C.V. portant sur l’approbation des contrats municipaux n’ont pas été suivies. L’affaire a été portée en appel devant la Cour suprême, où sera débattue la question de l’application de la restitution des prestations en pareille matière. Il sera intéressant de voir si le sort des contrats municipaux intervenus en violation de dispositions d’ordre public et ceux conclus en violation de dispositions d’intérêt public sera distingué. Pour le moment, je m’estime liée par l’arrêt de la Cour.

[…]

[47]        Dans le présent dossier, l’application de la restitution des prestations procurerait à Unibec un avantage indu. Le contrat intervenu le 18 juillet 2013 comprenait les travaux de remblayage, c’est-à-dire les coûts pour la fourniture et le transport du sable. Les dépassements de coûts résultent possiblement d’une erreur d’Unibec lors de la confection de sa soumission. En transmettant sa soumission (148 588,71 $) à l’appelante en réponse à la directive de chantier du 14 mai 2013, Unibec s’engageait à exécuter les travaux, dont le remblayage nécessaire, en respectant ce prix. De son côté, l’appelante s’attendait à payer ce prix pour les travaux d’aménagement de la surface et des travaux de drainage qui comprenaient, dès le départ, la réalisation d’un remblai. Le même raisonnement s’applique au moyen fondé sur l’enrichissement injustifié plaidé par Unibec. Dans ce cas, il doit y avoir un appauvrissement, un enrichissement corrélatif et l’absence de justification. En l’espèce, ce dernier élément est absent, car Unibec s’est contractuellement engagée à faire ces travaux pour un prix déterminé.

[48]        Pour ces raisons, il n’y a pas lieu d’ordonner la restitution des prestations ou d’appliquer l’enrichissement injustifié. L’appelante n’est pas tenue de payer la somme réclamée par Unibec pour le remblayage et le transport du sable.

La Cour d’appel conclut finalement que le juge de première instance a commis une erreur de faits en décidant que le représentant de la Ville, M. Brassard, a accepté verbalement l’exécution des travaux supplémentaires en « régie contrôlée ».

Que retenir de cet arrêt?

À première vue, la solution retenue par la Cour d’appel contraste avec celle de l’affaire Octane stratégie par la non-application du principe de restitution des prestations (qui imposte aux parties de se remettre ce qu’elles se sont échangées dans le cadre d’un contrat subséquemment annulé, en nature ou par équivalent monétaire). Rappelons que, dans l’affaire Octane stratégie, une firme de communications avait été appelée en renfort par des cadres supérieurs de la Ville de Montréal à quelques semaines du lancement de son plan de transport, sans processus formel d’octroi de contrat. Sans restitution des prestations, Octane serait demeurée impayée des honoraires versés pour le travail d’un sous-traitant, dont la Ville a bénéficié. Dans l’affaire qui nous occupe, la Cour a conclu qu’Unibec s’était déjà engagée contractuellement à fournir et à transporter le sable pour un prix donné. La volonté de dégager une solution équitable, pour peu qu’il s’agisse du critère applicable, n’a donc pas joué en sa faveur.

Cet arrêt met donc l’accent sur la nécessité, pour les entrepreneurs, de s’assurer que les les ententes qu’ils concluent, en cours d’exécution d’un contrat, pour des travaux supplémentaires sont approuvées par les fonctionnaires ou instances appropriées selon les règles de délégation de la municipalité avec laquelle ils font affaires. Bien que la Cour ait également conclu à l’absence d’acceptation par le représentant de la Ville, cet arrêt nous fournit l’occasion de rappeler que les fonctionnaires eux-mêmes doivent s’assurer d’obtenir les autorisations requises afin de permettre l’exécution de travaux supplémentaires, pour éviter de se retrouver dans une situation délicate. Rappelons que, dans l’affaire Octane stratégie, le directeur des communications au cabinet du maire et du comité exécutif de la Ville de Montréal est poursuivi personnellement et qu’il pourrait être condamné à payer la somme due à Octane si la Ville de Montréal en était exonérée par la Cour suprême.

En pratique, le respect des règles de délégation nécessite que les fonctionnaires responsables des projets soient réellement en mesure d’obtenir, en cours d’exécution des travaux, les autorisations requises pour faire face aux problèmes rencontrés, à défaut de quoi les règles seront inévitablement contournées. Les municipalités doivent donc établir des règles de délégation suffisamment souples pour le permettre, tout en préservant le degré de contrôle nécessaire pour éviter les dérapages et assurer la saine gestion des fonds publics.

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