Construction, Preuve civile, Responsabilité contractuelle

Le privilège relatif au litige, qu’est-ce que ça mange en hiver?

Construction Généphi inc. c. Ville de Laval, 2019 QCCA 1824, confirmant 2019 QCCS 331

Cette semaine, je profite d’un arrêt rendu en faveur de la Ville de Laval (représentée par mon co-blogueur Alexandre Thériault-Marois et sa collègue Marie-Pier Dussault-Picard) pour démystifier le principe du privilège relatif au litige.

Souvent confondu avec le secret professionnel de l’avocat (qui s’applique souvent, mais pas toujours, dans des circonstances semblables), le privilège relatif au litige est une règle issue de la common law qui vise à permettre aux parties à un litige né ou éventuel de préparer leur dossier sans crainte de fournir des munitions à leur adversaire.

Il empêche donc la divulgation et l’admission en preuve de documents qui ont été produits spécifiquement pour la préparation d’un litige, que ce soit par une partie elle-même, ses avocats, ses experts ou ses enquêteurs.

Dans l’arrêt Lizotte c. Aviva, compagnie d’assurance du Canada, la Cour suprême résumait ainsi les principales distinctions entre le privilège relatif au litige et le secret professionnel de l’avocat :

  • Le secret professionnel de l’avocat vise à préserver une relation alors que le privilège relatif au litige vise à assurer l’efficacité du processus contradictoire;
  • Le secret professionnel est permanent, alors que le privilège relatif au litige est temporaire et s’éteint avec le litige;
  • Le privilège relatif au litige s’applique à des parties non représentées, alors même qu’il n’y a aucun besoin de protéger l’accès à des services juridiques;
  • Le privilège relatif au litige couvre des documents non confidentiels;
  • Le privilège relatif au litige n’a pas pour cible les communications entre un avocat et son client en tant que telles.

Revenons à l’affaire de la Ville de Laval. Celle-ci procède à la réfection de l’usine d’eau potable de Chomedey. Dans le cadre de ce projet, les plans et devis sont préparés par la firme d’ingénieurs Dessau (éventuellement rachetée par Stantec) et plusieurs contrats de construction sont octroyés à divers entrepreneurs, dont Construction Généphi.

Initialement prévus pour une durée de cinq ans, soit de 2007 à 2012, les travaux sont l’objet de nombreuses modifications et d’importants retards, de sorte qu’en 2015, ils ne sont toujours pas terminés. La Ville mandate donc Stantec pour produire un rapport, qui lui est remis le 30 novembre 2015, dans lequel l’ingénieur Gérald Armand se prononce sur la cause des retards, la responsabilité des différents intervenants et l’opportunité d’appliquer les clauses pénales prévues au contrat.

En octobre 2016, Généphi intente un recours contre la Ville pour être indemnisée des coûts additionnels non prévus au contrat. En janvier 2017, Généphi réclame le paiement de la dernière retenue contractuelle, ce à quoi la Ville répond qu’elle analyse les échéanciers et les retards du projet, et qu’il apparaît que Généphi a une responsabilité à cet égard, ce qui pourrait entraîner l’application de clauses pénales. En janvier 2018, en défense au recours intenté par Généphi, la Ville dépose une demande reconventionnelle d’environ 444 000 $ fondé sur l’application de ces pénalités.

Le 6 décembre 2017, lorsqu’il est interrogé hors Cour, le président de Généphi mentionne qu’il a en sa possession une copie du rapport de Stantec. Éventuellement, les avocats de la Ville exigent de savoir dans quelles circonstances cette copie a été obtenue, ce à quoi ceux de Généphi répondent qu’elle lui a été remise par monsieur Armand, volontairement et sans contrainte.

Il appert effectivement que, lors de discussions informelles avec le président de Généphi, monsieur Armand se serait montré surpris de la décision de la Ville de Laval d’imposer des pénalités, puisque son rapport ne le recommandait pas, et qu’il lui aurait ensuite remis, volontairement, une copie de son rapport.

Afin de trancher des objections anticipées en vue d’interrogatoires hors Cour, la Ville de Laval demande à la Cour de déclarer que le rapport de monsieur Armand est protégé autant par le secret professionnel de l’ingénieur que par le privilège relatif au litige, et de prendre diverses mesures pour empêcher qu’il soit utilisé par Généphi dans le cadre du litige.

Le juge de première instance avait donné raison à la Ville de Laval.

Le rapport a pour objet principal la préparation d’un litige éventuel, et non la simple gestion du contrat

La Cour d’appel confirme d’abord la conclusion du juge de première instance voulant que le rapport ait été préparé principalement en vue d’un litige :

[2]         Est sans fondement l’argument de l’appelante selon lequel le rapport n’aurait été préparé que pour la gestion du contrat entre elle-même et la Ville. C’est à raison que le juge a déterminé qu’à sa lecture même, le rapport avait été confectionné à la demande de la Ville en vue de la préparation d’un litige appréhendé.

[3]         Le rapport a en effet été commandé afin d’expliquer tous les longs retards survenus dans le projet de rénovation de la station d’eau potable de la Ville. Dans son rapport, l’auteur se prononce sur les causes du retard pour chacun des lots composant le contrat, répartit les responsabilités entre les diverses entreprises participantes et donne son opinion sur l’applicabilité des pénalités prévues au contrat. Dans certains cas, il recommande même l’institution de procédures. Le juge n’avait pas à aller plus loin pour conclure que l’objet principal du rapport était la préparation d’un litige, conformément à l’enseignement de l’arrêt Lizotte.

Voyons justement ce qu’en avait dit le juge de première instance :

[31]      Soulignons que le privilège existe dès lors que l’objet principal du document est la préparation d’un litige existant ou d’un litige appréhendé. Dans Blank, la Cour suprême le précise :

L’objet du privilège relatif au litige est, je le répète, de créer une « zone de confidentialité » à l’occasion ou en prévision d’un litige.

[32]      Selon Géniphi, il n’y a pas de preuve que le Rapport a été établi principalement dans le but de préparer un litige et la Ville ne se serait donc pas déchargée de son fardeau à cet égard. Elle insiste sur le fait que l’allégation de la demande selon laquelle «  le Rapport contient l’opinion professionnelle de M. Gérald Armand, ing. sur l’origine et les causes des retards dans la réalisation des Travaux de l’Usine Chomedey et le degré de responsabilité des divers intervenants, notamment Généphi, le tout en prévision des nombreux litiges qui surviendront » n’est pas appuyée par une déclaration assermentée. Il est vrai, en effet, que dans sa déclaration assermentée au soutien de la demande de la Ville, M. Émond n’a pas attesté de la véracité de cette allégation.

[33]      Cependant, cela n’est pas déterminant en l’espèce. En effet, le contenu du Rapport (qui, dans les circonstances ci-dessus décrites, était accessible à toutes les parties et au Tribunal) montre bien qu’il a été préparé principalement en prévision d’un ou de plusieurs litiges.

[34]      À l’automne 2015, il y a des retards très importants par rapport à l’échéancier prévu. C’est dans ce contexte que la Ville a demandé à Stantec, les ingénieurs du projet, de lui préparer un rapport « pour expliquer tous les retards dans la réalisation du projet ». À la lecture du Rapport, il est clair que celui-ci vise essentiellement à déterminer dans quelle mesure il est possible pour la Ville d’attribuer la responsabilité des retards à l’une ou l’autre des entreprises impliquées dans le projet. En effet, pour chacun des lots, M. Armand analyse la situation et conclut sur la possibilité pour la Ville d’obtenir des dommages ou encore d’appliquer les pénalités prévues au contrat de l’entrepreneur en cause.

[35]      Bref, la lecture du Rapport confirme que son objet principal vise à déterminer si la Ville est en situation de réclamer de l’un ou l’autre des adjudicataires des dommages ou encore des pénalités pour les retards encourus par sa faute.

[36]      Selon le Tribunal, un rapport qui est essentiellement destiné à indiquer au donneur d’ouvrage les  entrepreneurs pouvant avoir commis des fautes susceptibles de lui avoir causé des dommages ou encore de déclencher à son profit des clauses pénales (qui sont essentiellement des dommages liquidés) en est un dont l’objet principal est la préparation d’un litige. Or, on l’a vu, si un document est principalement préparé aux fins d’un litige, que ce litige soit déjà existant ou qu’il soit simplement envisagé, cela suffit à faire naître le privilège.

L’allégation de la mauvaise foi de la Ville ne permet pas d’écarter le privilège relatif au litige

Généphi alléguait également que, comme le rapport lui était nécessaire pour démontrer la mauvaise foi de la Ville (puisque son auteur ne conclut pas à la responsabilité de Généphi), il devait être fait exception au privilège relatif au litige, argument que la Cour rejette :

[4]         Est encore moins fondé l’argument voulant qu’il y ait lieu en l’espèce de faire exception au privilège relatif au litige parce que la non-divulgation du rapport permettrait à la Ville de dissimuler un abus de procédure et sa mauvaise foi.

[5]         L’appelante a poursuivi la Ville en dommages lui réclamant des coûts additionnels qui lui auraient été causés par les retards et les nombreux changements imposés par la Ville dans l’exécution des lots 8 et 11 du contrat. La défense de la Ville à cette action inclut une demande reconventionnelle de plus de 1,5 million de dollars contre l’appelante. Cette dernière prétend que l’opposition de la Ville à la divulgation du rapport n’a pour but que de cacher le fait qu’elle agit de mauvaise foi en poursuivant l’appelante puisque l’auteur du rapport ne recommande pas que des poursuites soient intentées contre elle.

[6]         Non seulement le juge a-t-il eu raison de rejeter cet argument fondé sur de simples allégations, mais, de plus, il n’y a rien de répréhensible pour la Ville à ne pas suivre l’opinion de celui qui ne lui recommande pas de poursuivre un cocontractant.

La divulgation involontaire du rapport ne fait pas perdre le privilège relatif au litige

Finalement, bien que cette question n’ait pas été traitée par la Cour d’appel, il faut rappeler que le privilège relatif au litige, comme le secret professionnel, n’est pas perdu lorsque le document en question est divulgué sans l’autorisation de la partie qui en bénéficie. Selon le juge de première instance:

[39]      Par ailleurs, les circonstances dans lesquelles il y a eu transmission du Rapport à Géniphi font voir sans l’ombre d’un doute que cette transmission s’est faite sans autorisation de la Ville et à son insu. Aussi, même s’il y a eu transmission du Rapport à la partie adverse, le privilège subsiste et il y a lieu de prendre les mesures pour en assurer, autant que faire se peut, la confidentialité, selon les principes dégagés par la juge Bich, siégeant comme juge unique, dans Guillemette c. Smith. Bien que cette affaire soulevait une question de secret professionnel, le principe voulant qu’une partie ne perde pas le bénéfice du privilège par une divulgation involontaire est tout autant applicable, selon le Tribunal, au privilège relatif au litige. Surtout qu’il s’agit ici d’une divulgation qui semble avoir été faite en flagrante violation des obligations de M. Armand envers son client.

En conclusion

Il est bon de se rappeler que les documents préparés dans le cadre ou en prévision d’un litige sont protégés par une immunité de divulgation. Toutefois, il est parfois difficile de distinguer le document préparé pour la gestion courante d’un projet, par exemple dans le cadre d’un contrat de construction, et celui préparé en prévision d’un litige.

Il n’est pas nécessaire, à notre avis, que le document ait été préparé à la demande des avocats de la Ville pour qu’il soit protégé par le privilège relatif au litige. Toutefois, il va sans dire qu’il s’agit d’un élément de fait qui aidera le tribunal à conclure que le document a pour objet principal la préparation d’un litige.

Finalement, cette affaire doit servir de leçon aux professionnels et autres experts mandatés par les municipalités, quant au respect de la confidentialité qui découle tant de leurs obligations contractuelles que de leurs obligations déontologiques.

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