Responsabilité civile

Bris d’aqueduc : la responsabilité de la Ville n’est pas automatique

El Chakieh c. Ville de Laval, 2019 QCCS 4724

Il y a quelques années, l’arrêt rendu par la Cour d’appel dans l’affaire Ville de Montréal c. Compagnie d’assurances Coseco est venu donner un peu d’espoir aux municipalités aux prises avec des réclamations pour des dommages causés par des bris d’aqueduc. Dans cet arrêt, la Cour d’appel statuait que les municipalités ne sont pas tenues à la perfection en matière d’entretien de leur réseau d’aqueduc et que, dans un contexte de ressources limitées, il est normal qu’elles priorisent les sections du réseau à entretenir en fonction de l’âge et de l’état des conduites.

Malgré la diligence des municipalités, il arrive que des bris surviennent sur des conduites dont le remplacement ou la réfection n’est pas prioritaire, ce qui n’entraîne pas automatiquement leur responsabilité.

En matière de bris d’aqueduc, la responsabilité des municipalités est fondée sur l’article 1465 du Code civil du Québec :

Le gardien d’un bien est tenu de réparer le préjudice causé par le fait autonome de celui-ci, à moins qu’il prouve n’avoir commis aucune faute.

Ainsi, lorsqu’une conduite d’aqueduc (bien sous la garde de la municipalité) subit un bris (fait autonome, à moins qu’il ne soit causé par un facteur extérieur), la municipalité sera tenue responsable, à moins qu’elle ne puisse démontrer avoir entretenu son réseau comme l’aurait une municipalité raisonnable. Si elle réussit à faire cette démonstration, la municipalité aura repoussé la présomption de faute et sera exonérée.

La Ville de Laval a réussi à faire cette preuve récemment, en défense d’une poursuite entreprise par les propriétaires d’une résidence, dont les biens avaient été endommagés suite à un bris d’aqueduc. Il est à noter que les propriétaires avaient été indemnisés par leur assureur (qui avait lui-même poursuivi la Ville et conclu un règlement hors Cour), de sorte qu’ils ne pouvaient réclamer que pour les dommages qui n’avaient pas été indemnisés.

La Ville de Laval a repoussé la présomption de faute

Le tribunal conclut que la Ville a prouvé ne pas avoir commis de faute dans l’entretien de son réseau, au terme d’une analyse concise que je permets de reproduire presque entièrement :

[15]        La Ville fait entendre son chef de la division « Gestion et réhabilitation des infrastructures ». Détenteur d’un baccalauréat en ingénierie mécanique, ce gestion­naire a plus de 30 ans d’expérience en réhabilitation des conduites d’égout et d’aqueduc.

[16]        Entre autres responsabilités, il est en charge des programmes d’inspection et de réhabilitation des infrastructures.

[17]        Il explique que le ministère des Affaires municipales des Régions et de l’Occupation du Territoire (« Ministère ») exige la mise en œuvre d’un plan d’inter­vention pour le renouvellement des conduites d’eau potable et d’égout.

[18]        La Ville a préparé un tel plan lequel a été approuvé par le Ministère en 2009.

[19]        Le plan en question est basé sur le guide du Ministère permettant de cibler les infrastructures à prioriser pour les interventions futures. Il a notamment pour effet d’aider la Ville à faire des choix objectifs plutôt que subjectifs. La méthode préconisée consiste à tenir compte du taux de fuites et de bris sur une période donnée, permettant de déduire un indice de fragilité du réseau. Celui qui nous concerne est fabriqué de fonte grise et son installation remonte aux années 1960. Son indice de fragilité est le plus bas.

[20]        En fonction des critères élaborés au plan d’intervention, la restau­ration de ce secteur se situe au 905e rang sur un total de 8 370. Les installations se classant entre la première et la 500e position sont prioritaires.

[21]        Le gestionnaire expose que s’il avait choisi de changer les conduites en litige plutôt que d’autres, dont le remplacement était estimé plus urgent, il aurait eu à s’en justifier auprès du Ministère, ce qu’il ne pouvait faire.

[22]        Les demandeurs, tous deux ingénieurs, rétorquent que cette évaluation ne tient pas debout puisque seuls les bris des cinq dernières années sont pris en considération alors qu’ils sont confrontés à un problème récurrent.

[23]        Le gestionnaire explique au Tribunal qu’un bris à cette fréquence ne présente pas d’anomalie à hauteur de ce que le profane pourrait penser.

[24]        En fin de compte, en dépit de l’historique des bris mis en preuve par les demandeurs, rien n’indique que la Ville aurait dû intervenir plus rapidement pour changer le réseau d’aqueduc.

[25]        Le Ministère a maintenant modifié son guide et invite les municipalités à considérer les cinq pires années de rendement du réseau, au lieu des cinq dernières années.

[26]        Cette nouvelle orientation adoptée par le Ministère permettra à la Ville d’entre­prendre, d’ici l’année 2020, la restauration des conduites ayant causé un préjudice aux demandeurs.

[27]        En outre, la Ville prend d’autres mesures de précaution. Un de ses super­viseurs expose au Tribunal que la Ville procède deux fois par année à l’écoute du réseau afin d’y détecter des bruits annonciateurs de fuites.

[28]        La preuve démontre que la Ville a fait de l’auscultation des conduites en litige dans les deux à quatre mois qui ont précédé l’événement ainsi que dans les deux à huit mois postérieurs à celui-ci. Il n’y avait rien à signaler.

[29]        Il semble alors que la Ville ait pris toutes les précautions qui s’imposent pour prévenir la survenance du bris, mais que celui-ci était inévitable. En pareille circonstance, la responsabilité de la Ville ne saurait être retenue.

Il s’agit donc d’un cas supplémentaire d’application de l’arrêt Coseco, qui pourra aider les municipalités aux prises avec de telles réclamations.

La valeur des dommages réclamés était irréaliste

Bien que le juge rejette la poursuite, il procède tout de même à l’analyse des dommages réclamés. Le résultat de son analyse rappelle l’importance pour les demandeurs de bien évaluer la valeur réelle de leur réclamation. En effet, sur une réclamation de 312 000 $, le juge n’aurait accordé que 10 000 $ en dommages, pour les troubles et inconvénients subis par les demandeurs, une somme qui justifie difficilement les ressources investies dans un procès de trois jours.

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