Le Journal de Joliette nous apprenait récemment qu’un conseiller de la municipalité de Saint-Cuthbert, Richard Dion, avait été suspendu pour une période de 45 jours, au terme d’une enquête de la Commission municipale du Québec, pour avoir omis de divulguer son intérêt, avoir participé aux délibérations et avoir voté pour des résolutions concernant un projet d’aérodrome privé controversé.
L’affaire commence en 2016, alors que le promoteur Guillaume Narbonne présente un projet de « complexe aérorécréatif pour avions ultralégers […], comprenant une piste de décollage et d’atterrissage et des hangars […], ainsi que des services d’hébergement et de restauration ».
La situation des lieux fait en sorte que la résidence de monsieur Dion se retrouve au milieu du projet.
Un mouvement de contestation, soutenu par la municipalité, s’organise rapidement autour du projet, auquel monsieur Dion participe activement. En juin 2016, la municipalité présente une demande d’injonction à la Cour supérieure, dont elle se désistera éventuellement (divulgation d’intérêts : l’auteur de ces lignes avait été impliqué dans le dossier à l’époque, parmi les avocats de la municipalité).
En décembre 2016, des citoyens, dont monsieur Dion, poursuivent le promoteur en dommages pour la perte de valeur de leur propriété ainsi que les nuisances causées par ses opérations.
Le 5 novembre 2017, monsieur Dion est élu conseiller municipal.
Par la suite, le promoteur poursuit la municipalité pour faire déclarer que la réglementation municipale ne s’applique pas à ses installations, vu la compétence fédérale sur l’aéronautique.
Le 27 août 2018, le conseil municipal est appelé à voter sur une demande de suspension de cette poursuite, ce qui donnera lieu à la première série de manquements relevés par la Commission.
Par la suite, le 10 septembre 2018, le conseil municipal refuse de donner suite à une demande de changement zonage présentée par le promoteur, ce qui donnera lieu à une seconde série de manquements.
Rappel des principes applicables en matière de conflits d’intérêts
Le juge administratif rappelle d’abord les principes applicables en la matière :
[28] L’article 2 du [Code d’éthique et de déontologie des élus de la Municipalité de Saint-Cuthbert] reprend les principes dégagés dans l’arrêt Association des résidents du vieux Saint-Boniface c. Winnipeg (Ville de), où le juge Sopinka avait écrit :
« Je fais une distinction entre la partialité pour cause de préjugé, d’une part, et la partialité découlant d’un intérêt personnel, d’autre part. Il se dégage nettement des faits de l’espèce, par exemple, qu’un certain niveau de préjugé est inhérent au rôle de conseiller. On ne peut pas en dire autant de l’intérêt personnel. En effet, il n’y a rien d’inhérent aux fonctions hybrides des conseillers municipaux, qu’elles soient politiques, législatives ou autres, qui rendrait obligatoire ou souhaitable de les soustraire à l’obligation de ne pas intervenir dans des affaires dans lesquelles ils ont un intérêt personnel ou autre. Il n’est pas exigé des conseillers municipaux qu’ils aient dans les dossiers qui leur sont soumis un intérêt personnel au‑delà de l’intérêt qu’ils partagent avec d’autres citoyens dans la municipalité. Quand on conclut à l’existence d’un tel intérêt personnel, alors, aussi bien en vertu de la common law que de la loi, un conseiller devient inhabile si l’intérêt est à ce point lié à l’exercice d’une fonction publique qu’une personne raisonnablement bien informée conclurait que cet intérêt risquerait d’influer sur l’exercice de la fonction en question. C’est ce qu’on appelle communément un conflit d’intérêts ».
(Nos soulignés)
[29] Le test de la personne raisonnable est donc au cœur de l’analyse que doit faire le Tribunal pour décider si monsieur Dion a commis ou non un manquement à son Code d’éthique.
[30] Le Tribunal considère qu’une personne « raisonnablement bien informée » est quelqu’un qui est bien renseigné et objectif, et que cette personne doit connaître la situation et croit, de manière réaliste et pratique, que l’élu sera influencé par ses intérêts personnels dans l’exercice de ses fonctions.
[31] L’intérêt de l’élu peut être réel, apparent ou potentiel. Sauf pour l’intérêt réel, où la jurisprudence a établi que l’intérêt doit procurer un avantage et produire un « effet palpable et réel » sur les affaires de l’élu, ni le Code, ni la Loi et ni la jurisprudence ne définissent les termes « intérêt apparent » et « intérêt potentiel ».
[32] Le Tribunal est aussi d’avis qu’un intérêt est apparent lorsqu’il peut être observé par une personne raisonnablement informée. La situation peut alors être raisonnablement interprétée comme porteuse d’un conflit réel. Un intérêt est considéré comme potentiel lorsqu’il est prévisible et suffisamment éventuel pour avoir un effet sur l’exercice des fonctions de l’élu.
[…]
[35] L’intérêt de l’élu peut être de nature pécuniaire ou non. Il est d’ordre pécuniaire lorsqu’il a une incidence financière ou matérielle sur les biens de l’élu. Cet intérêt doit pouvoir être affecté par la décision du conseil municipal. À l’opposé, l’intérêt non pécuniaire est celui-ci où l’élu participe à la décision du conseil municipal non pas dans l’intérêt de celle-ci, mais plutôt, dans la poursuite d’un objectif personnel, politique ou idéologique.
Le vote sur la demande de suspension de la poursuite
Le juge administratif conclut que monsieur Dion avait un intérêt personnel dans la question soumise au conseil lorsque ce dernier a été appelé à voter sur la demande de suspension de la poursuite intentée par le promoteur :
[43] Au moment où il participe à l’adoption de la résolution, le 27 août 2018, monsieur Dion est en situation de conflit d’intérêts. Il est en attente du jugement de la Cour du Québec dont le procès a eu lieu deux mois auparavant. Ce dernier aura gain de cause dans cette affaire le 2 octobre 2018, en se faisant octroyer par la Cour, la somme de 15 000 $ à titre de dommages et perte de valeur de sa propriété, résultant des opérations des entreprises de monsieur Narbonne.
[44] De plus, la preuve démontre clairement que le 14 juillet 2018, des personnes du voisinage entrent en contact avec monsieur Dion, afin de l’informer du bruit excessif provenant de la salle de réception, occupée pour la célébration d’un mariage. Monsieur Dion communique alors avec l’inspecteur municipal pour se plaindre de la situation et pour qu’un rapport d’infraction soit rédigé. Un constat d’infraction sera émis et contesté par la suite.
[45] Ainsi, lorsqu’il appuie la résolution numéro 21-08-2018, le 27 août 2018, la preuve démontre que monsieur Dion a un intérêt personnel lors de sa participation à la décision du conseil. Il ne peut faire abstraction de sa situation personnelle et des incidences qu’a le dossier du complexe aérorécréatif à l’égard de la valeur de sa propriété. Il a, en toute connaissance de cause, un intérêt à ce que les procédures suivent leur cours afin que la décision soit rendue par le Tribunal dans son dossier.
Le vote sur la demande de changement de zonage
Le juge administratif conclut également que monsieur Dion avait un intérêt personnel à l’égard de la demande de changement de zonage :
[56] Au moment où il participe aux discussions et à la décision de refuser la demande de changement de zonage, monsieur Dion a un intérêt réel à ce qu’elle soit refusée, compte tenu du fait que l’immeuble concerné par la demande (l’auberge) est situé dans la même zone que l’établissement de restauration, voisin de sa propriété. Il sait qu’une telle modification aura pour effet de régulariser non seulement les opérations de l’auberge, mais aussi, celles de l’établissement de restauration. Monsieur Dion n’est pas sans savoir qu’une telle régularisation des usages a pour effet de rendre permanente à ses yeux, la situation de bruits excessifs et autres préjudices dont il souffre.
[57] Monsieur Dion vit tous les jours entre l’immeuble servant aux opérations de l’aérodrome et celui où est situé l’établissement de restauration. Il est le plus affecté par le bruit et la circulation engendrée par ces installations. Son intérêt est de toute évidence très particulier et distinct de celui que peuvent avoir les voisins moins immédiats. Pour paraphraser, la Cour suprême dans l’arrêt Association des résidents du Vieux Saint-Boniface, l’intérêt personnel de monsieur Dion est à ce point lié à l’exercice de sa fonction qu’une personne raisonnablement bien informée conclurait que cet intérêt risquait d’influer sur l’exercice de sa fonction d’élu municipal.
[58] Nous ne sommes pas dans le cas d’un élu qui vote sur de la demande de modification au règlement de zonage du simple fait qu’il réside dans la zone visée par la modification. Ici, l’élu participe aux discussions sur la demande de modifications, et ce, en toute connaissance de cause puisqu’il connaît les répercussions d’une telle décision sur la valeur de son immeuble et des préjudices qu’il pourrait subir dans le futur.
Une décision qui suscite la réflexion…
Si elle ne peut qu’inciter les élus municipaux à faire preuve de vigilance en matière de conflits d’intérêts, cette décision soulève des questions intéressantes au sujet de leur rôle dans l’administration municipale. Elle illustre une certaine tension entre le rôle de représentant élu de la collectivité et celui d’administrateur objectif des affaires de la municipalité, que doivent assumer les conseillers municipaux.
En effet, on s’attend à ce que ces élus soient des membres engagés de leur communauté et qu’ils fassent écho aux préoccupations de leurs concitoyens au sein des instances municipales. On a ici affaire à un élu dont on peut présumer que la participation même à la démocratie municipale est liée à ce dossier controversé et important pour ses concitoyens. Il peut sembler paradoxal que cet élu doive se tenir à l’écart du dossier même qui l’a amené à s’impliquer en politique municipale.
Malgré tout, il semble que cet élu ait franchi la ligne que le conseil municipal a tracée, lors de l’adoption de son code d’éthique, entre la défense légitime des intérêts généraux de la population et celle des intérêts particuliers de l’élu. L’intérêt de monsieur Dion était ici à ce point particularisé qu’il se distinguait même de celui de ses voisins les plus proches. Le souci, même bien intentionné, de défendre les intérêts des résidents du secteur devait donc céder le pas devant celui de maintenir une certaine objectivité dans la gestion des affaires municipales en évitant les conflits d’intérêts.
La décision aurait-elle été différente si monsieur Dion avait été simplement un résident parmi d’autres du secteur affecté par le projet d’aérodrome? On peut le penser.
Source de la photographie: Radio-canada.ca / Francis Labbé