Appel d'offres, Responsabilité contractuelle

Force majeure et contrats municipaux : du marché des matières recyclables au Covid-19

Services Ricova inc. c. Ville de Chambly, 2020 QCCS 739

Si vous suivez moindrement les nouvelles et les médias sociaux, vous avez probablement constaté la kyrielle de questions légales que posera le Covid-19, notamment en droit de l’emploi, de l’immigration et en procédure civile et pénale (vu la fermeture partielle des Tribunaux). Qu’en est-il du droit municipal?

Une question qui se posera certainement pour les municipalités sera la bonne exécution des contrats municipaux et ce qui constitue (ou non) un cas de force majeure. Or, une décision rendue il y a quelques jours par la Cour supérieure impliquant trois (3) villes apporte un éclairage intéressant. Nous sommes ici dans le domaine des matières recyclables.

Ce domaine a été particulièrement chamboulé dans les dernières années. Vers 2017, la Chine et d’autres pays d’Asie ont restreint la possibilité pour les pays occidentaux d’y exporter leurs matières recyclables, faisait ainsi chuter le marché des matières recyclables. Les cocontractants des municipalités se sont retrouvés dans l’impossibilité de revendre à bons prix les matières et ainsi été privés de revenus importants.

Photo de Emre Kuzu sur Pexels.com

Les faits

En 2013, les Villes de Chambly, Mont Saint-Hilaire et Saint-Basile-Le-Grand lancent un appel d’offres pour la collecte des matières recyclages pour la période 2014-2018. En vertu de cet appel d’offres, l’adjudicataire devra procéder à la collecte mais également trouver un centre de tri pour y livrer les matières recyclables – l’adjudicataire devra donc signer un contrat avec celui-ci pour la réception des matières recyclables.

L’entreprise Ricova remporte l’appel d’offres en soumettant un prix bien inférieur à ses concurrents et à celui qui était estimé initialement par les Villes. Or, en cours de contrat et suite à la nouvelle donne mondiale dans le marché des matières recyclables, le centre de tri faisant affaires avec Ricova lui impose de nouveaux prix en 2018 : cette dernière perd maintenant plus de 65$ pour chaque tonne métrique collectée.

Ricova tente sans succès de renégocier les termes du contrat avec les Villes afin de cesser de perdre de l’argent à chaque collecte, mais ces dernières refusent. Ricova poursuit donc les Villes devant la Cour supérieure pour les pertes encourues en 2018, soit une somme de près de 250 000$. Elle fonde sa réclamation sur l’article 1470 C.c.Q., qui codifie le cas de force majeure.

Force majeure : imprévisibilité et irrésistibilité

La Cour supérieure débute son analyse en citant les auteurs relativement aux deux (2) critères devant être réunis pour être en présence d’un cas de force majeure :

[30] Traitant plus spécifiquement des notions d’imprévisibilité et d’irrésistibilité, ces mêmes auteurs s’expriment ainsi :

Imprévisibilité – (…) La jurisprudence, reprenant les données de la doctrine classique, demande au débiteur de démontrer non seulement qu’il n’a pas effectivement prévu l’événement, mais encore que celui-ci n’était pas normalement prévisible. Établir le caractère imprévisible de l’événement consiste à comparer la conduite du débiteur au moment de la formation du contrat à celle d’un modèle abstrait du débiteur avisé. (…)

Irrésistibilité – Le caractère irrésistible de l’événement doit être tel qu’il rende toute résistance de la part du débiteur inutile ou futile. Celui-ci a, en effet, le devoir de tout mettre en œuvre pour fournir l’exécution, même si un changement de circonstances a accru pour lui la difficulté du paiement. (…) l’événement invoqué comme force majeure doit être tel qu’il empêche l’exécution de l’obligation d’une manière absolue et permanente; celui qui rend l’exécution simplement plus difficile, plus périlleuse ou plus coûteuse pour le débiteur ne tombe pas dans la catégorie des cas fortuits. (…)

Retenons donc que le soumissionnaire ayant pris un risque d’affaires pour remporter un appel d’offres ne pourra se rabattre sur l’article 1470 C.c.Q. dans la mesure où son pari ne remporte pas les résultats escomptés.

Par ailleurs, une situation nouvelle faisant en sorte de rendre l’exécution du contrat moins rentable – ou même déficitaire – ne constituera pas un cas de force majeure si cette même exécution demeure possible.

Rejet de la réclamation

La Cour supérieure constate d’abord qu’en soumissionnant, Ricova a pris un risque d’affaires audacieux qu’elle ne peut aujourd’hui faire supporter aux Villes :

[56] M. Colubriale fait valoir qu’il ne s’agit pas d’un prix négocié et que l’ensemble de la situation dans laquelle il se trouve constitue une force majeure et demande à être compensée pour l’augmentation substantielle des coûts de traitement.

[57] Ce faisant, Ricova cherche à faire assumer aux Villes les risques qu’elle a omis de prendre en compte lors de la négociation de son entente avec le centre de tri Recyclage MD.

(…)

[59] Par ailleurs, et malgré cette conclusion, à compter du moment où une entreprise faisant affaire dans un domaine régi par le marché international ne sélectionne qu’un seul client, elle accepte de prendre des risques qui ne revêtent pas le caractère d’imprévisibilité de la force majeure.

[60] De plus, en indiquant la somme de 5,00 $ / tonne métrique dans sa soumission déposée auprès de la Ville, Ricova accepte de prendre davantage de risques, et ce, dans le but d’obtenir le Contrat parce qu’elle sait pertinemment que sa marge bénéficiaire se dégagera ultérieurement, dans la vente des matières recyclables.

[61] Les décisions de Ricova relèvent de choix stratégiques et économiques qui lui sont propres et qui, de toute façon, ne suivaient pas les tendances du marché, même en 2013 lors de la conclusion du contrat, puisque les estimations de Dessau et la soumission de Matrec confirment que le coût de traitement était normalement substantiellement plus élevé, soit à environ 25,00 $ / tonne.

[62] Ricova n’a pas agi en tant que contractant raisonnablement prudent et diligent dans les circonstances, en omettant de prévoir qu’une potentielle hausse de prix dans un autre contrat, en l’espèce, son entente avec Recyclage MD, pouvait augmenter les coûts de réalisation du Contrat.

La Cour supérieure poursuit ainsi son analyse relativement caractère irrésistible de la situation :

[63] En ce qui concerne le caractère irrésistible de la situation, Ricova ne remplit non plus son fardeau de preuve, puisqu’elle est incapable de démontrer qu’il lui est devenu impossible d’exécuter ses obligations, soit de procéder à la collecte, au transport et à la valorisation de matières recyclables. En effet, il est établi que Ricova ne s’est pas trouvé dans l’impossibilité de collecter, de transporter, ni de valoriser les matières recyclables. Elle s’est plutôt trouvée, pour quelques mois, à exécuter à perte l’ensemble de ces tâches en raison de l’augmentation des coûts de valorisation des matières ainsi collectées.

Ainsi, le fait d’être simplement déficitaire dans l’exécution du contrat n’est pas suffisant pour constituer un cas de force majeure.

Et pour le Covid-19?

La parallèle n’est sans doute pas parfait quant au caractère imprévisible de la situation : il est sans doute plus facile de plaider que l’apparition d’une pandémie est moins prévisible qu’un changement dans les conditions du marché des matières recyclables.

Mais encore faut-il s’attarder au critère de l’irrésistibilité. Si l’exécution du contrat est simplement plus onéreuse ou difficile – et non impossible – en raison de la pandémie, nous ne sommes pas dans un cas de force majeure. Bien sûr, une analyse au cas par cas s’impose.

Photo de Anna Shvets sur Pexels.com

Notons en terminant que plusieurs contrats contiennent expressément un clause de force majeure. Celles-ci auront préséance sur l’article 1470 C.c.Q. sous réserve de leur validité et peuvent donc moduler le raisonnement ici-haut. Souvent, ces clauses vont même prévoir certaines situations spécifiques qui peuvent constituer un cas de force majeure.

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