Ville de Longueuil c. Atanassov, 2020 QCCM 124
La pratique du droit municipal permet d’apprendre sur des sujets extrêmement variés. Parmi ceux-ci, l’élevage de pigeons voyageurs pour fins de courses a retenu l’attention de la cour municipale de Longueuil dans un jugement récent, qui réitère le principe bien connu selon lequel une municipalité peut réglementer les nuisances, mais ne peut pas en créer.
Monsieur Antanassov a reçu une série de constats d’infraction pour avoir gardé des pigeons voyageurs dans les colombiers situés à l’arrière de sa résidence, dans l’arrondissement Saint-Hubert. Si les faits sont admis, monsieur Antanassov demande que lui soient déclarée inopposable la disposition du Règlement CO-2008-523 sur le contrôle des animaux qui prohibe la garde de pigeons, en vertu de la compétence municipale de règlementer les nuisances.
La poursuivante, quant à elle, soutient que son règlement prohibe en soi la garde de tous types de pigeons et qu’elle n’a pas à faire la preuve d’inconvénients causés par ceux du défendeur.
L’élevage de pigeons voyageurs pour fins de courses
Pour expliquer au Tribunal l’activité d’élevage qu’il pratique, le défendeur fait entendre un expert, un ingénieur qui pratique l’élevage de pigeons-voyageurs comme passe-temps depuis 64 ans et qui a fondé la Fédération colombophile du Québec :
[24] Selon l’expert, cette activité est pratiquée partout à travers le monde et les préjugés entretenus par la population sur la présence de pigeons voyageurs à proximité de leur résidence viennent de ce que l’on confond les pigeons voyageurs avec les pigeons « de rue ». Les premiers sont prisonniers et contrôlés par leur propriétaire alors que les autres sont totalement libres.
[25] Une formation est donnée aux colombophiles afin de les instruire des règles de l’art en ce domaine, et ce dans le respect du voisinage.
[26] Malgré leur nom, ces pigeons sont plutôt sédentaires. Ils passent pratiquement tout leur temps à l’intérieur de leur colombier (21h/jour). Ils ne sortent que pour des exercices d’entrainement qui consiste à les faire voler autour de leur port d’attache pendant une quinzaine de minutes et d’y revenir sans se poser nulle part.
[27] Le pigeon qui ne respecte pas cette pratique ne peut être conservé par l’éleveur puisqu’un tel comportement anéantirait ses chances de gagner les courses auquel il a inscrit ce pigeon.
[28] Les concours donnent lieu à un important périple. Au moment du grand jour, les éleveurs mettent leurs pigeons dans des paniers et les transportent en véhicule jusqu’en des lieux très éloignés de leur port d’attache (on a parlé de 300 à 600km).
[29] Les pigeons sont alors relâchés et prennent leur envol pour le retour vers leur port d’attache respectif. L’heure du départ est rigoureusement prise en note par des moyens technologiques modernes.
[30] Pendant ce temps, les éleveurs reviennent avec leur véhicule vers leurs différents ports d’attache et attendent le retour de leurs pigeons. Ils ne reviendront pas tous. Par exemple, certains vont s’égarer, d’autres seront attaqués par des prédateurs.
[31] Quoi qu’il en soit, la très grande majorité des oiseaux reviennent vers leur bercail respectif.
[…]
[35] Quant à l’entretien des pigeons, l’expert mentionne qu’ils mangent une quantité prédéfinie de grains par jour. Ils sont toujours nourris après leur exercice de vol puisqu’il doit s’écouler une douzaine d’heures de jeûne avant un vol. Cela lui fait dire qu’il ne peut y avoir de fientes dispersées dans l’environnement puisqu’elles ont été évacuées dans le colombier depuis longtemps avant de sortir.
L’élevage de pigeons par le défendeur
Le défendeur explique qu’il garde les pigeons à son domicile de Saint-Hubert en hiver. L’été, ceux qui sont entraînés pour les concours (75 % des pigeons) sont déménagés à Lachine, où il bénéficie d’un espace pour les entretenir à l’intérieur du garage où il travaille.
Selon son témoignage, les effets sur le voisinage sont pratiquement inexistants :
[48] Concernant les conséquences de son élevage de pigeons sur son voisinage, il admet que les pigeons créent de légers bruits, mais ajoute qu’il faut être très proche pour entendre leurs roucoulements ou le bruit de leur pas.
La jurisprudence concernant les nuisances
Après avoir passé en revue la jurisprudence concernant la réglementation sur les nuisances, le juge résume ainsi les principes qui s’en dégagent :
[111] La lecture de la jurisprudence permet de dégager les tendances suivantes :
1- En principe, ce n’est pas l’objet lui-même qui est nuisible (in se).
2- C’est plutôt son utilisation de manière nuisible et dérangeante pour le bien-être public qui constitue une « nuisance » (nuisance per se). C’est dans ce contexte que les Tribunaux reconnaissent la validité d’une « nuisance » réglementaire.
3- Par contre, lorsqu’il appert que le simple fait d’utiliser un objet ou d’exercer une activité engendre pratiquement toujours des conséquences nuisibles ou dérangeantes pour le bien-être public (comme les haut-parleurs de l’affaire Camp c. La Minerve), (les nuisances in se) les Tribunaux reconnaitront la validité de la disposition.
4- Dans l’un ou l’autre des cas d’espèce précédents, la raisonnabilité du caractère nuisible visé par la prohibition réglementaire doit être démontrée.
L’inopposabilité du règlement au défendeur
Le juge dispose ainsi de la demande du défendeur de lui déclarer inopposable la disposition du règlement qui prohibe la garde de pigeons :
[151] Le règlement prohibe la présence des pigeons sur tout son territoire sans aucune distinction quant aux espèces de pigeons.
[152] En d’autres termes, on a créé à ce sujet une nuisance « en soi » (in se). La seule présence de ces oiseaux est prohibée.
[153] Selon la présentation de la poursuivante, l’usage abusif (per se) ou non n’est pas pertinent à la présente cause puisque le règlement prohibe par défaut la nature de l’objet visé (les pigeons) et non les désagréments qu’ils peuvent causer ou le mauvais contrôle qu’on en fait.
[154] Dans le cas qui nous occupe, l’enjeu est clair : il n’y a aucune preuve que les pigeons voyageurs du défendeur nuisent de quelque façon que ce soit au voisinage. On a parlé de roucoulement et de bruit de pas. Le Tribunal retient de la preuve qu’il faut être très près de la source du bruit pour l’entendre.
[155] Les pigeons sont confinés et lorsqu’ils sortent en exercice ils ne doivent pas se poser ailleurs que sur le seuil de leur pigeonnier.
[156] Aucune preuve d’odeurs malodorantes et autres nuisances n’a été démontrée.
[…]
[163] L’article 7 du règlement crée de toute pièce à l’égard des pigeons voyageurs une nuisance qui, selon la preuve présentée, est une vision de l’esprit.
[164] Du coup, il devient déraisonnable de persister à inclure ce type de pigeons parmi les pigeons nuisibles. On ne peut plus mettre tous les types de pigeons dans le même panier alors que la preuve non contredite démontre que les pigeons de type voyageurs ne créent aucune nuisance.
[165] Tel qu’on l’a vu plus haut, la juge en chef McLachlin écrivait que la décision d’un organisme ne sera annulé que s’il s’agit d’une décision qui n’aurait pu être adopté par un organisme raisonnable qui aurait tenu compte de l’ensemble des facteurs ayant motivé cette décision.
[166] Il est difficile de s’imaginer comment un organisme raisonnable, prenant connaissance de l’ensemble de faits prouvés dans la présente affaire, pourrait déclarer nuisible et adopter une disposition réglementaire prohibant à toute fin que de droits les pigeons voyageurs tels que ceux qui sont entretenus et élevés par le défendeur.
[167] La raisonnabilité du règlement ne tient pas la route avec l’ensemble de la preuve présentée au cours du procès.
[168] Évidemment, d’autres considérations de nature nuisible existent peut-être, mais elles n’ont pas fait l’objet d’une preuve par la poursuivante.
[169] Un parallèle avec la réglementation sur les pitbulls est intéressant : le règlement déclare d’abord que les pitbulls sont interdits sur tout son territoire. Pourtant leur présence est tout de même permise sous certaines conditions.
[170] Dans l’éventualité où le défendeur créerait des nuisances dans l’exercice de son élevage de pigeons voyageurs, d’autres dispositions de la réglementation existante ou à rédiger permettraient à la poursuivante de sanctionner et faire cesser de telles éventuelles nuisances.
[171] Ce serait alors l’usage abusif de l’élevage de pigeons (nuisance per se) qui serait prohibé.
[172] Le défendeur n’est pas au-dessus des lois, mais il ne peut être empêché d’exercer une activité d’élevage de pigeons voyageurs légitime, soumise à un contrôle serré et à une grande discipline.
[173] Pour tous ces motifs, le Tribunal conclut que l’article 7 du Règlement sur les animaux de la poursuivante est inopposable au défendeur et il convient d’en prononcer l’arrêt des procédures.
Si cette conclusion est intéressante, elle est évidemment tributaire des faits particuliers de cette affaire, où la preuve élaborée présentée par le défendeur semble avoir démontré une absence d’inconvénients de son élevage sur le voisinage. D’ailleurs, le règlement ayant été déclaré inopposable uniquement à l’égard du défendeur, il demeure en principe applicable à tout autre citoyen de la Ville de Longueuil (n’étant pas un tribunal supérieur, la cour municipale n’a pas le pouvoir d’invalider un règlement erga omnes, c’est-à-dire à l’égard de tous, pouvoir constitutionnellement réservé à la Cour supérieure, mais peut seulement refuser de l’appliquer à l’affaire qui lui est soumise).
Même si elle a été analysée sous l’angle de l’inopposabilité du règlement, l’affaire soulève la question de la preuve qui est requise de la part de la poursuivante pour obtenir une condamnation en matière de réglementation sur les nuisances. La poursuivante a-t-elle le fardeau de prouver l’existence d’inconvénients pour le voisinage?
Tout dépend du type de nuisance en cause. Dans certains cas, l’existence d’inconvénients pourra s’inférer de l’existence même de l’objet ou de l’acte nuisible. Dans son analyse du règlement, le juge reconnaît d’ailleurs que la prohibition de certaines espèces d’animaux (tels que les tigres, léopards, lions, panthères ou crocodiles) est raisonnable et découle du sens commun.
Dans d’autres cas, par exemple, le simple fait de laisser pousser des herbes hautes sur un terrain vacant dans un quartier résidentiel permettra de conclure à une nuisance, sans nécessité d’une preuve distincte des inconvénients. À l’inverse, le fait pour une entreprise de recyclage de déposer des débris et rebuts de construction sur sont terrain dans un parc industriel, sans preuve d’inconvénients, n’a pas permis à la poursuivante d’obtenir une condamnation.