Prescription, Procédure civile, Responsabilité civile, Responsabilité policière

Prescription municipale et dommages moraux : les Tribunaux sont-ils trop sévères?

Beauregard c. Ville de Montréal, 2020 QCCS 4470

Nous avions déjà mentionné sur ce blogue que la courte prescription municipale (6 mois) applicable en matière de dommages moraux et matériels est dans la mire des tribunaux; un juge de la Cour supérieure a récemment demandé au législateur de reconsidérer celle-ci.

Bien que la Cour d’appel vient tout juste de rendre un arrêt interprétant favorablement cette courte prescription, il n’en demeure pas moins que plusieurs jugements récents refusent d’accueillir un moyen de défense fondé sur la prescription impliquant des dommages moraux.

Le jugement précité n’y fait pas exception. Dans ce dossier, le demandeur avait fait l’objet d’une arrestation, d’une détention et d’accusations criminelles :

[11] L’arrestation et la poursuite criminelle découlent d’une plainte portée par une collègue de travail contre C. Beauregard, le 18 juin 2015. Cette plainte fait valoir que C. Beauregard aurait eu des comportements répréhensibles et aurait posé des gestes de violence à l’égard d’un élève de première alors qu’il exerçait ses fonctions d’éducateur en service de garde.

[12] La collègue de travail de C. Beauregard rapporte notamment que celui-ci aurait pris un élève par les pieds et I’aurait suspendu au-dessus de la cage d’escalier extérieur de l’école, qu’il s’en serait pris à l’élève à plusieurs reprises et qu’il l’insultait.

(…)

[14] Le ou vers le 28 août 2015, C. Beauregard est mis en état d’arrestation à son domicile par la SD Châteauneuf, responsable de l’enquête dans ce dossier. Il est ensuite amené au centre de détention situé à Saint-Laurent, où il est placé en cellule.

(…)

[17] Des accusations de voies de fait et de harcèlement envers l’élève sont déposées, pour des événements qui seraient survenus entre le 1er juin et le 18 juin 2015.

(…)

[20] Le 24 octobre 2016, date fixée pour l’audition du procès criminel, la poursuite indique n’avoir aucune preuve à déposer quant aux chefs d’accusation et C. Beauregard est acquitté de ceux-ci.

Le problème est que le demandeur dépose sa demande introductive d’instance le 7 décembre 2018, plus de deux (2) ans après son acquittement. Le demandeur reproche notamment à la policière en charge du dossier une enquête bâclée qui aurait mené à son arrestation et les conséquences qui s’ensuivent, notamment sa suspension au travail.

La Ville de Montréal a déposé une demande afin de faire rejeter au stade préliminaire ladite demande introductive d’instance, arguant que le demandeur réclame des dommages moraux, lesquels sont prescrits puisqu’il s’est écoulé plus de six (6) mois depuis son acquittement. La Cour supérieure refuse ainsi de rejeter au stade préliminaire la demande introductive d’instance :

[51] Par ailleurs, en ce qui concerne les dommages réclamés, plusieurs décisions confirment que des dommages moraux consécutifs à une atteinte à l’intégrité entrent dans la catégorie d’un préjudice corporel visée par l’article 2930 C.c.Q. À cet effet, la Cour d’appel a considéré qu’une intervention policière ayant causé un traumatisme psychologique entrait dans cette catégorie.

[52] En outre, dans l’affaire Lévesque c. Carignan, la Cour d’appel a réitéré que l’atteinte à l’intégrité physique doit recevoir une interprétation souple.

[53] En l’espèce, le rapport d’expertise du Dr Louis Côté daté du 1er novembre 2017 décrit un diagnostic de trouble d’adaptation, lequel est, selon lui, directement et uniquement relié à l’arrestation de C. Beauregard et ses conséquences.

[54] En raison de ce qui précède, dans la mesure où les demandeurs réussissent à démontrer l’existence de dommages corporels, ce qui devra faire l’objet d’une preuve complète, ils pourront également administrer une preuve à l’égard de la prescription applicable ainsi que de la connaissance de la faute.

Dans l’arrêt Andrusiak de la Cour d’appel rendu en 2004, cette dernière mentionnait que l’allégation à l’effet qu’une opération policière avait causé un « choc nerveux » au demandeur était suffisante pour résister au rejet au stade préliminaire, citant notamment le juge Lebel dans l’arrêt Schreiber :

[47] Il ressort clairement de cet arrêt qu’un préjudice corporel ne peut exister en l’absence d’une atteinte à l’intégrité physique de la personne. Le juge Lebel reprend ici une idée énoncée par le juge Gonthier dans l’arrêt Doré c. Ville de Verdun : « Cette interprétation de l’art. 2930 C.c.Q. est conforme à l’intention du législateur dans le nouveau Code, soit d’assurer une juste indemnisation du préjudice corporel, lequel constitue une atteinte à l’intégrité physique de la personne.« 

[48] Cependant, au paragraphe 63, le juge Lebel précise que la notion d’intégrité physique demeure souple et peut comprendre le choc nerveux causé par une intervention policière brutale. Or, je tiens à rappeler ici qu’au paragraphe 96.2 de la requête introductive d’instance amendée, l’appelant réclame 100 000 $ pour lui-même et 200 000 $ pour sa fille en invoquant un choc nerveux.

[49] Dans le cas d’une requête en irrecevabilité visée au paragraphe 4 de l’article 165 du Code de procédure civile, les allégations de la requête introductive d’instance doivent être tenues pour avérées. En conséquence, le juge de première instance devait considérer comme avérée l’existence d’un choc nerveux chez l’appelant et sa fille.

[50] Compte tenu des principes énoncés par le juge Lebel au paragraphe 63 de l’arrêt Schreiber, le juge de première instance aurait donc dû rejeter la requête en irrecevabilité, de façon à laisser au juge du fond le soin de déterminer si la preuve démontrait ou non l’existence d’un préjudice corporel.

De la même façon, dans le jugement Gounis c. Ville de Laval, la Cour supérieure avait déterminé que le fait de subir un « choc post-traumatique » ou un « choc nerveux » constituait une atteinte à l’intégrité physique. Ceci étant, il faut bien mentionner que le paragraphe 64 de l’arrêt Schreiber, précité, mentionne ce qui suit :

64. En revanche, l’exigence de la preuve d’une atteinte réelle à l’intégrité physique signifie que l’atteinte à des droits dûment qualifiés de droits d’ordre moral n’est pas incluse dans cette catégorie d’actions. Les atteintes à des droits fondamentaux comme le droit à la liberté, à la vie privée et à la réputation peuvent donner lieu à des actions qui sont considérées comme d’ordre moral ou matériel, selon les droits personnels touchés. Ainsi le choc causé par une arrestation injustifiée peut donner lieu à une action pour dommages moraux, mais non à une action pour « préjudice corporel » : (…). En l’absence d’autres formes de préjudice comportant une atteinte à l’intégrité physique de la personne, la perte de la liberté personnelle résultant de l’acte illégal de la police ou de l’État, accompagnée du sentiment d’humiliation, de la perte de la capacité d’agir de façon indépendante ainsi que du stress psychologique qui découle de pareilles situations, demeure assimilée à une forme de dommage moral et doit être indemnisée comme telle : (…).

Dans le cas qui nous occupe, le demandeur n’alléguait pas un « choc nerveux » ou un « choc post-traumatique ». Un rapport d’expert faisait plutôt mention d’un « trouble d’adaptation » en lien avec l’arrestation prétendument injustifiée. Est-ce que nous ne sommes pas davantage face à une situation prévue par le paragraphe 64 de l’arrêt Schreiber, précité?

Chose certaine, c’est que si tout préjudice moral peut être interprété comme ayant un impact sur le système nerveux et, par voie de conséquence, peut également constituer un dommage physique, nous venons gommer la frontière entre le préjudice moral et le préjudice corporel ainsi que la courte prescription en droit municipal, en lieu et place du législateur.

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