Action collective, Aménagement et urbanisme, Prescription, Procédure civile, Responsabilité civile

La Cour d’appel applique la courte prescription de 6 mois à un recours pour troubles de voisinage

Ville de Brossard c. Belmamoun, 2020 QCCA 1718

L’article 586 de la Loi sur les cités et villes prévoit que toute poursuite contre une ville pour dommages-intérêts résultant d’une faute ou d’une illégalité est prescrite par 6 mois, ce qui constitue une exception au délai de prescription générale de 3 ans en matière de droit personnel prévu par l’article 2925 du Code civil du Québec. Ce délai de prescription de 6 mois ne s’applique toutefois pas en matière contractuelle, ni en matière de dommages corporels.

Jusqu’ici, les tribunaux ont fait une interprétation généralement restrictive de l’article 586 L.C.V., refusant de l’appliquer à des régimes de responsabilité qui ne sont pas fondés sur la faute, tel que l’aggravation de la servitude naturelle d’écoulement des eaux ou l’expropriation déguisée.

Un juge avait même plaidé dans un jugement pour l’abolition de ce délai de prescription spécifique, tout en accueillant le moyen d’irrecevabilité de la Ville.

La Cour d’appel vient tout juste de rendre un rare jugement en faveur de la courte prescription de six (6) mois, en confirmant son application dans le cas d’un recours fondé sur les inconvénients anormaux du voisinage (article 976 du Code civil du Québec).

Les procédures préalables

En 2017, la Cour d’appel autorisait une action collective contre la Ville de Brossard, qui avait précédemment été rejeteé par la Cour supérieure. Les demandeurs alléguaient que suite au développement de quartiers résidentiels adjacents et du Quartier DIX30, la circulation automobile avait augmenté de façon exponentielle à proximité de leurs résidences, leur causant ainsi préjudice. La particularité de ce recours est qu’il est fondé sur plusieurs sources législatives, c’est-à-dire la Loi sur la qualité de l’environnement, l’article 976 C.c.Q. et la Charte des droits et libertés de la personne (Charte québécoise).

Après avoir scindé l’instance afin de se prononcer d’abord sur la question de la prescription extinctive, la Cour supérieure détermine en juillet 2019 que les prétentions de la Ville de Brossard quant à la prescription extinctive doivent être rejetées. À bon droit, la Cour supérieure n’applique pas l’article 2930 C.c.Q. puisque les demandeurs ne peuvent prétendre avoir subi un préjudice corporel. Or, la Cour supérieure refuse d’appliquer l’article 586 L.C.V. aux réclamations fondées sur l’article 976 C.c.Q. Au surplus, il détermine que les demandeurs subissent un dommage continu, faisant ainsi échec à la prescription.

La notion de dommages continus

La Cour d’appel analyse premièrement l’argument de la Ville voulant que l’existence de dommages continus exige la présence d’une faute ou d’un fait dommageable concomitant à ces dommages. En d’autres mots, on ne pourrait être responsable de dommages continus qu’en commettant une faute ou un fait dommageable lui-même continu (par exemple, rejeter de façon continue un contaminant dans l’atmosphère ou émettre un bruit de façon continue). La Cour rejette toutefois cette prétention de l’appelante en matière de troubles de voisinage :

[20]      Ajoutons que la notion de dommages continus est ce qui permet au juge d’écarter en partie le moyen de défense fondé sur la prescription extinctive. L’appelante prétend réfuter cette conclusion en plaidant qu’une prétendue exigence de concomitance est un prérequis à l’existence de dommages continus. Il est possible que cet argument résiste à l’analyse dans le cas des manquements allégués à la Loi sur la qualité de l’environnement  (la LQE) et à la CDLP, mais il est plus difficile de voir comment cela pourrait se vérifier dans le cas de l’article 976 C.c.Q.

[21]      En effet, le régime de ce dernier article en est un de responsabilité sans faute. Il est opportun ici de rappeler ce que la Cour suprême du Canada écrivait à ce sujet dans l’arrêt Ciment du Saint-Laurent inc. c. Barrette , dont on peut citer l’extrait suivant :

[86]      Malgré son caractère apparemment absolu, le droit de propriété comporte néanmoins des limites. Par exemple, l’art. 976 C.c.Q. établit une autre limite au droit de propriété lorsqu’il dispose que le propriétaire d’un fonds ne peut imposer à ses voisins de supporter des inconvénients anormaux ou excessifs. Cette limite encadre le résultat de l’acte accompli par le propriétaire plutôt que son comportement. Le droit civil québécois permet donc de reconnaître, en matière de troubles de voisinage, un régime de responsabilité sans faute fondé sur l’article 976 C.c.Q. sans qu’il soit nécessaire de recourir à la notion d’abus de droit ou au régime général de la responsabilité civile. La reconnaissance de cette forme de responsabilité établit un juste équilibre entre les droits des propriétaires ou occupants de fonds voisins.

En d’autres mots, puisque la responsabilité en matière de troubles de voisinages est fondée sur les inconvénients subis par les voisins, et non sur la faute, la présence d’une faute ou d’un fait dommageable continu ne serait pas nécessaire pour conclure à des dommages continus. Gageons que cette question continuera à faire couler l’encre judiciaire…

Le délai de prescription applicable

La Cour d’appel se penche ensuite sur la question du délai de prescription applicable. Elle règle dans un premier temps la question du délai applicable à un recours fondé sur la Loi sur la qualité de l’environnement ou sur la Charte des droits et libertés de la personne :

[26]        Les recours en dommages-intérêts compensatoires et punitifs des intimés qui résultent plus exactement du droit à la qualité de l’environnement (art. 19.1 de la LQE) ou du droit à la jouissance paisible et à la libre disposition de ses biens (art. 6 et 49 de la CDLP) ne tombent pas sous le coup des exceptions identifiées par la juge Hogue, car ils sont ni de nature contractuelle ni fondés sur un préjudice corporel. La prescription de six mois, celle de l’article 586 de la LCV, devait donc s’appliquer à ceux-ci. Par conséquent, pour ce qui concerne les réclamations en vertu de la LQE et de la CDLP, ce sont les dates du 12 et du 13 février 2013 qui devraient figurer dans le dispositif du jugement de première instance.

Ici, la réponse ne fait aucun doute : la violation des droits prévus par la Loi sur la qualité de l’environnement ou par la Charte des droits et libertés de la personne constituant une faute, le recours est assujetti à la prescription de 6 mois.

La Cour d’appel analyse finalement l’épineuse question de l’application de la prescription de 6 mois au recours pour trouble de voisinage :

[27]        Qu’en est-il maintenant du trouble de voisinage fondé sur l’article 976 C.c.Q.? Notons tout d’abord qu’un autre arrêt de la Cour, Ste-Anne-de-Beaupré (Ville de) c. Cloutier, écarte la courte prescription de l’article 586 LCV dans une affaire où les propriétaires d’un fonds inférieur invoquaient l’article 979 C.c.Q. contre une municipalité.

[20]      … La courte prescription prévue à l’article 586 de la Loi sur les Cités et Villes doit recevoir une interprétation restrictive. En l’espèce, comme les dommages découlent de l’aggravation de la servitude prévue à l’article 979 C.c.Q., dommages assimilables à ceux résultant du trouble de voisinage prévu à l’article 976 C.c.Q., la prescription de droit commun s’applique.

Un arrêt de 1981, Rhéaume c. Procureur général du Québec, est cité au soutien de cette dernière proposition. Mais il n’était pas question de troubles de voisinage dans l’arrêt Rhéaume,qui lui aussi portait sur l’aggravation artificielle d’un écoulement d’eau. La question de la prescription n’y est abordée qu’en quelques lignes à seule fin d’écarter la prescription biennale prévue au paragraphe 2 de l’article 2261 C.c.B.-C., alors encore en vigueur. En outre, l’analogie entre les articles 979 et 976 C.c.Q. que mentionne l’arrêt Ste-Anne-de-Beaupré est à strictement parler un obiter dictum.

[28]        Mieux vaut donc s’inscrire franchement dans le sillage de l’arrêt Jalbert, qui ne souffre d’aucune ambiguïté, et confirmer que la prescription de l’article 586 LCV s’applique au recours des intimés, sous tous ses aspects, ce recours n’étant ni de nature contractuelle ni fondé sur un préjudice corporel.

[29]        Bien sûr, il existe un lieu commun dans la jurisprudence, d’ailleurs rappelé dans la citation extraite de l’arrêt Jalbert et reproduite ci-dessus au paragraphe : les courtes prescriptions des articles 585 et 586 de la LCV sont exorbitantes du droit commun et sujettes à une interprétation restrictive. Mais encore faut-il qu’il y ait matière à interprétation. Or, sur ce point précis, l’article 586 paraît clair. Certes, l’article 976 C.c.Q. établit un régime de responsabilité sans faute, mais alors que selon l’usage courant, toute faute civile équivaut à une illégalité, on ne peut en dire autant de l’inverse : toutes les illégalités ne sont pas nécessairement constitutives de fautes civiles. Cela dit, imposer à un voisin, même sans en avoir conscience, des inconvénients anormaux ou excessifs de voisinage contrevient à l’article 976 C.c.Q. et ne donne ouverture à un recours civil que parce que ce résultat engendre une illégalité.

[30]        Il faut donc conclure que la courte prescription de six mois s’applique ici aux trois chefs de réclamation des intimés, en vertu de la LQE, de la CDLP et de l’article 976 du Code civil du Québec, de sorte que les dommages pour lesquels les intimés peuvent réclamer compensation sont ceux postérieurs au 12 février 2013.

La conclusion de la Cour d’appel est intéressante, d’autant plus qu’elle se distingue d’une jurisprudence qui appliquait de façon restrictive la courte prescription de 6 mois.

Il sera intéressant de voir si cet arrêt sera suivi dans d’autres situations impliquant des régimes de responsabilité sans faute. En effet, tant le régime de la servitude naturelle d’écoulement des eaux (979 C.c.Q) que celui de l’expropriation déguisée (952 C.c.Q.) sont fondés sur l’interdiction d’un résultat (qui fonde une « illégalité »), tout comme celui des troubles de voisinage (quoique, dans le cas de l’expropriation déguisée, se pose aussi la question de la nature de l’indemnité – s’agit-il de dommages-intérêts?). Pourquoi des résultats différents?

Finalement, l’affaire Belmamoun c. Ville de Brossard sera à suivre pour d’autres questions intéressant les municipalités. En effet, l’autorisation d’une action collective contre une ville pour les troubles de voisinage causés par ses voies de circulation laisse présager que le tribunal s’invite dans les décisions d’opportunité du conseil municipal, en retenant la responsabilité de la ville sur la base de véritables « critères de performance » (le résultat de la décision et son impact sur le citoyen demandeur) sans tenir compte de la marge de manœuvre dont celui-ci bénéficie dans ses choix politiques.

Heureusement, la Cour d’appel est venue remettre les pendules à l’heure dans le récent arrêt Maltais c. Procureure générale du Québec, où elle rejette une action collective pour troubles de voisinage à l’égard des inconvénients causés par l’autoroute Laurentienne, dans la région de Québec, sur la base de l’immunité relative de l’État en matière de décisions de politique générale. La même immunité relative s’applique, selon nous, aux décisions politiques prises par les municipalités et doit être intégrée au régime de responsabilité civile qui leur est applicable, selon les principes énoncés dans l’arrêt Entreprises Sibeca inc. c. Municipalité de Frelighsburg.

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