Droits et libertés, Responsabilité civile, Responsabilité policière

Jurisprudence récente en matière de profilage racial et responsabilité policière


Lezoka c. Bonenfant, 2021 QCCS 893

Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (Nyembwe) c. Ville de Gatineau, 2021 QCTDP 1

En août 2019, nous faisions état sur ce blogue d’une action collective initiée par la Ligne des noirs du Québec qui avait été autorisée contre le SPVM. La question du profilage racial et de la discrimination raciale par les policiers a continué à faire couler beaucoup d’encre, tant dans les médias que devant les tribunaux judiciaires.

Il s’agit d’une question délicate et juridiquement complexe. En présence d’un comportement policier fautif à l’égard d’une personne racisée, il est très difficile d’établir si cette faute est le fruit d’une simple négligence ou qu’elle a plutôt été motivée par des stéréotypes conscients ou inconscients de la part du policier. La même difficulté se pose lorsqu’il est question d’un comportement policier légal (ex : intercepter un véhicule) mais qui devient dérogatoire si le policier est motivé par des stéréotypes conscients ou inconscients qui font en sorte qu’il intercepte systématiquement les automobilistes noirs, par exemple.

Tel que mentionné à plusieurs reprises par les tribunaux, le profilage ou la discrimination ne fait rarement – voire jamais – l’objet d’une preuve directe ou d’un aveu judiciaire. Il serait surprenant qu’un policier admette candidement devant le tribunal s’être livré à un acte discriminatoire, a fortiori s’il s’agit de stéréotypes inconscients. Le plaignant doit donc souvent se rabattre sur une preuve circonstancielle, laquelle comporte ses propres défis. Il n’en demeure pas moins que celui qui prétend avoir fait l’objet de profilage ou de discrimination doit faire la preuve de ses prétentions. Voici ce que mentionnait le Tribunal des droits de la personne dans la décision DeBellefeuille rendue en 2018 :

[148] En conséquence, la preuve d’un acte de profilage racial, c’est-à-dire du lien entre le traitement reproché et la race, est généralement indirecte. Elle s’établit par la prise en compte de divers éléments de nature circonstancielle. S’agissant d’une preuve très difficile à faire, les tribunaux doivent, tout en respectant la norme de prépondérance des probabilités, se montrer sensibles à l’ensemble des circonstances et du contexte permettant de déterminer si la race ou la couleur a, consciemment ou inconsciemment, joué un rôle dans le comportement reproché au policier.

Les tribunaux – le Tribunal des droits de la personne comme la Cour du Québec et la Cour supérieure – rejettent unanimement la proposition à l’effet qu’une personne racisée ayant subi des dommages des suites d’une opération policière ait fait l’objet de profilage ou de discrimination du simple fait le profilage et la discrimination existent de façon générale dans la société québécoise. Le cas échéant, il en résulterait que toute intervention policière auprès d’une personne racisée serait automatiquement fondée sur des stéréotypes conscients ou inconscients. Citons à nouveau la décision DeBellefeuille :

[160] Cela dit, les preuves documentaires relatives au contexte social permettent également d’établir le caractère systémique du profilage racial par les forces de l’ordre, mais aussi convaincantes et étoffées qu’elles puissent être, ces preuves ne peuvent à elles seules constituer une preuve prépondérante qu’un policier donné a commis, dans une situation donnée, un acte de profilage racial, c’est-à-dire qu’il a arrêté ou interpellé un citoyen en raison de sa race ou de sa couleur. Toutefois, le contexte de profilage racial dans les services de police – connu d’office ou mis en preuve – ne peut être évacué de l’analyse d’une allégation de profilage racial isolé ou individualisé.

Dans un arrêt de la Cour d’appel rendu en 2014 qui demeure une référence en la matière, on sent bien la situation délicate dans laquelle se trouve les juges. La Cour d’appel mentionne que si les tribunaux doivent tenir compte du fait que la preuve circonstancielle est difficile à faire dans un dossier de discrimination, ils ne peuvent pour autant accueillir les prétentions de la personne racisée à l’effet qu’elle a fait l’objet de discrimination ou de profilage sans qu’une preuve suffisante ne soit faite :

[64] Vu ce qui précède, il n’y a pas lieu d’infirmer le jugement entrepris pour le motif que le juge se serait mépris sur le sens de la notion juridique de profilage racial. Même bien compris, et même en tenant pleinement compte des difficultés de preuve qu’il peut susciter, le profilage racial ne peut jouer en faveur d’une personne qui s’en croit la victime sans une démonstration satisfaisante de son existence en fait. Le juge saisi de la question doit tenir compte des difficultés de preuve associées à une allégation de profilage racial, mais une preuve prépondérante de la chose demeure nécessaire, quitte à ce qu’elle ne soit qu’indirecte, indicielle et par présomptions de fait.

Attardons-nous maintenant à deux (2) jugements récents, l’un du Tribunal des droits de la personne et l’autre de la Cour supérieure. Ces jugements sont très longs (respectivement 594 et 509 paragraphes). Le lecteur comprendra que nous résumons grossièrement ceux-ci et que nous devons nécessairement écarter certaines nuances et détails importants.

Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (Nyembwe) c. Ville de Gatineau

Ce jugement a été rendu en 2021 bien que l’affaire remonte à 2013. Une nouvelle fois, la Commission des droits de la personne a été blâmée pour son incapacité à faire cheminer son dossier avec une célérité minimale, ce qui n’a pas empêché le Tribunal des droits de la personne d’accueillir le recours à l’encontre la Ville de Gatineau et de ses policiers. La Cour d’appel vient tout juste de refuser la permission d’appeler de ce jugement.

Dans cette affaire, les policiers reçoivent un appel d’une femme qui vient d’être victime de violence conjugale. Son conjoint vient tout juste de quitter les lieux et il est armé d’un couteau. Elle donne une description physique de son conjoint. Quelques instants plus tard, les policiers interceptent M. Nyembwe qui marche sur le trottoir . Celui-ci ne correspond pas réellement à la description du suspect, hormis le fait que les deux (2) hommes sont de race noire.

L’arrestation de M. Nyembwe sera relativement brève (les policiers réalisant que M. Nyembwe n’est pas le suspect recherché) mais dégénèrera. Des constats d’infraction seront émis à M. Nyembwe pour lesquels il sera éventuellement acquitté. Celui-ci porte plainte à la Commission des droits de la personne, alléguant être victime du phénomène connu aux États-Unis comme sous le vocable any negro will do. Le Tribunal des droits de la personne accueille le recours en l’absence de preuve directe de discrimination :

[406] M. Nyembwe ne correspondait pas à la description du suspect à cause de son habillement, et parce qu’il avait les cheveux rasés plutôt que longs et attachés comme le suspect. De plus, son patronyme était à consonance étrangère plutôt que francophone et il se dirigeait dans une direction opposée à celle que le suspect avait empruntée suivant les indications de la victime.

[407] Les descriptions imprécises de suspects, comme en l’instance, permettent aux policiers d’agir sur la seule base de la couleur de peau de la personne qui se trouve à passer leur chemin, même si pour cela ils ignorent les autres caractéristiques associées à la description, tels l’âge et les vêtements. Cette façon d’agir est illustrée par l’expression « correspondre à la description ».

[408] La présente affaire est une illustration du fait que « l’utilisation de la race dans les descriptions de suspects ouvre la porte à la discrimination raciale [et] suscite les stéréotypes racistes des policiers, [qui] sont moins attentifs » dans leur recherche de suspects.

[409] Le refus des policiers de se rendre à l’évidence relève de la mauvaise foi ou de l’intransigeance : le choix du suspect n’était pas justifié, l’interpellation et la détention de M. Nyembwe arbitraire et empreinte de profilage racial.

Lezoka c. Bonenfant

En octobre 2015, les demandeurs circulent à pied sur le boulevard St-Laurent. Des policiers du SPVM les interceptent au motif qu’ils auraient aperçu l’un d’eux boire au goulot d’une bouteille de bière et l’autre jeter un sac de plastique sur la voie publique. L’interception dégénère. Des constats d’infractions leur sont remis, pour lesquels ils seront éventuellement acquittés.

La Cour supérieure prend acte de la décision précitée du Tribunal des droits de la personne. Puis, après avoir analysé longuement les motifs sous-jacents à l’interpellation policière et l’escalade verbale et physique qui s’est ensuivie, traite ainsi de la question du profilage racial qui est soulevée par les demandeurs :

[12] Le Tribunal est sensible à la dimension raciale de l’Évènement. La jurisprudence reconnaît qu’au Québec et ailleurs au Canada, certains jeunes hommes noirs peuvent être traités différemment de jeunes hommes blancs placés dans la même situation, en particulier dans leurs rapports avec les services policiers.

[13] Cependant, le Tribunal doit trancher le litige en appliquant adéquatement les règles de preuve, en bannissant le recours inapproprié aux généralisations et aux stéréotypes. Il s’agit de décider spécifiquement si les policiers Bonenfant et Ranger ont agi fautivement et engagé leur responsabilité civile (et celle de leur employeur) envers les deux demandeurs et ce, que la couleur de la peau de ces deux derniers ait ou non influé sur les actes et omissions des policiers.

(…)

[450] Assurément, il est objectivement troublant qu’une interpellation pour des infractions relativement mineures ait dégénéré de la sorte, entraînant usage de la force, arrestation des deux citoyens, menottage de ceux-ci et déplacement de M. Muzaula jusqu’au PDQ21.

[451] Cette situation troublante engendre des présomptions dont il faut mesurer le caractère grave, précis et concordant. La logique, le bon sens et le droit poussent à exiger que les policiers s’expliquent.

[452] La couleur de la peau de MM. Lezoka et Muzaula correspondent au deuxième critère.

[453] Et clairement, sans qu’il soit besoin de le mesurer précisément à ce stade, on ne peut douter que l’Évènement a été une expérience malheureuse pour les deux demandeurs.

[454] Mais d’autre part, les défendeurs démontrent que le déroulement de l’Évènement ne révèle aucune faute de leur part. Même s’il y a eu escalade, celle-ci était justifiée en exécution d’une intervention policière raisonnable.

[455] Les étapes d’intervention édictées au Code de procédure pénale ont été accomplies l’une après l’autre.

[456] On ne peut postuler qu’un citoyen qui se livre « seulement » à une incivilité en contravention d’un règlement municipal, échappe à tout contrôle policier et détient le droit de véto quand un agent de la paix l’informe de la délivrance d’un constat d’infraction. Quand un règlement municipal est validement adopté et mis en vigueur, un citoyen ne peut décider des dispositions qui s’appliquent à lui et de celles face auxquelles il détient une immunité. À ce prix, la paix publique deviendrait très difficile à préserver, en particulier dans les quartiers centraux d’une grande ville.

Un commentaire en terminant

On voit donc dans les jugements précités que la question du profilage racial et de la discrimination est intimement liée à une question préalable, soit celle de la faute civile des policiers. Or, il ne faudrait pas prétendre que toute faute policière à l’égard d’une personne racisée est, en tout ou en partie, fondée sur des stéréotypes conscients ou inconscients du policier. Une preuve suffisante doit être administrée à cet égard.

En effet, les policiers peuvent commettre une simple faute civile à l’égard d’une personne racisée (laquelle devra être dûment compensée) sans que des stéréotypes conscients ou inconscients ne soient nécessairement en jeu. Ainsi, le Tribunal des droits de la personne n’a pas (et ne devraient pas) avoir systématiquement compétence en matière de responsabilité policière à l’égard des personnes racisées.

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