Groupe Guy Samson c. Laplante, 2021 QCCS 3727
Au cours des derniers mois, plusieurs élus ont préféré se retirer de la vie publique municipale, en raison d’une pression négative de plus en plus grande exercée à leur égard. Toutefois, la décision rendue récemment par la juge Judith Harvie de la Cour supérieure risque de décourager certains détracteurs de se servir du système judiciaire afin d’exercer ces pressions indues.
Ainsi, en mai 2018, un promoteur frustré par les retards accumulés dans le cadre d’un projet immobilier d’envergure tente de s’en prendre à un candidat à la mairie de Saint-Jean-sur-Richelieu, après son élection.
Mal lui en prit puisque, non seulement son recours en diffamation est rejeté par la Cour supérieure, mais le tribunal conclut en plus à un abus de procédure et condamne le promoteur à rembourser les honoraires et déboursés extrajudiciaires et même à des dommages exemplaires, conformément aux termes des dispositions en matière de poursuites bâillons.
Faits
En décembre 2010, la Ville de Saint-Jean-sur-Richelieu (« Ville ») conclut une entente avec le Groupe Maurice inc. (« Groupe Maurice ») et avec le Groupe Guy Samson inc. (« Groupe Samson ») : moyennant la construction par le Groupe Maurice d’une résidence pour retraités et la construction de neuf édifices de quatre étages de copropriétés indivises par Groupe Samson, la Ville accepte de leur céder des terrains lui appartenant (pour un prix de 1$). Cette entente comporte une clause résolutoire permettant à la Ville de mettre un terme à l’entente advenant qu’une partie ne respecte pas ses engagements contractuels.
Le Groupe Maurice construit, comme prévu, une résidence pour personnes retraitées.
En février 2017, la Ville demande à Groupe Samson de modifier son projet, passant de neuf immeubles de quatre étages à deux immeubles de six étages, comptant environ 150 logements locatifs, qui portera le nom de Projet Évol. Une mainlevée est donnée par la Ville à Groupe Samson, mais celle-ci n’est pas discutée publiquement et est adoptée à huis clos.
Alain Laplante est conseiller municipal de 2009 à 2013. Il se présente à la mairie de la Ville en 2013, mais sans succès. Il se présente une nouvelle fois à l’automne 2017.
À cette même période, le Groupe Maurice prend connaissance de la modification du projet de Groupe Samson, qui, à son avis, contrevient à l’entente signée en 2010. Le Groupe Maurice intente donc une requête en jugement déclaratoire contre la Ville ainsi qu’une demande pour obtenir une ordonnance de sauvegarde afin que soit arrêtée la commercialisation du projet Évol.
Le 22 octobre 2017, Laplante, comme candidat à la mairie, se rend au Salon Commerces et Services du Haut-Richelieu ( « Salon »). Le Groupe Samson, représenté par madame Denise Dubreuil, y tient un kiosque afin de faire la promotion du projet Évol. Alain Laplante s’approche du kiosque et salue madame Dubreuil. Selon celle-ci, le candidat lui mentionne que le projet ne devrait pas avoir six, mais plutôt quatre étages et que si le Groupe Samson ne respecte pas l’entente conclue antérieurement, le terrain offert à 1$ lui serait retiré. Elle résume en disant que Laplante aurait dit que « le projet ne lèverait pas ».
De son côté, Laplante dit avoir plutôt parlé du recours intenté par le Groupe Maurice, qui souhaite mettre fin au projet Évol. Comme madame Dubreuil ne paraît pas familière avec le recours du Groupe Maurice, Laplante dit lui avoir expliqué que l’entente conclue à l’origine diffère du projet Évol. Il ajoute que si le Groupe Maurice a gain de cause, le projet Évol ne pourrait voir le jour. Il convient de noter qu’à ce moment, le candidat Laplante n’a pas connaissance de l’entente de février 2017 conclue entre la Ville et Groupe Samson.
Quelques jours plus tard, le Groupe Samson met en demeure Alain Laplante, à qui il reproche son parti pris contre le projet Évol. Il lui demande de ne plus nuire, par ses propos, à son projet. Élu en novembre 2017, Alain Laplante répond à la mise en demeure en indiquant que celle-ci est gravement mal fondée.
En décembre 2018, la demande du Groupe Maurice que soit arrêté le projet Évol est rejetée par la Cour. La requête en jugement déclaratoire demeure pendante.
À la fin du mois de janvier 2018, le Comité consultatif d’urbanisme émet une recommandation favorable au projet Évol. Toutefois, le maire refuse de placer le dossier à l’ordre du jour de la prochaine séance du conseil municipal, et ce, principalement en raison du recours du Groupe Maurice, mais aussi en raison du fait qu’une autorisation du ministère de l’Environnement doit être obtenue avant que le projet puisse être mis en chantier.
En avril 2018, lors d’une séance publique du conseil municipal, une citoyenne interpelle le maire Laplante en lui disant qu’il s’est opposé au projet Évol lors de sa visite au Salon. Laplante nie être opposé au projet Évol, mais dit souhaiter que le Groupe Maurice, le Groupe Samson et la Ville puissent en arriver à un règlement du recours intenté, pour permettre au projet Évol de voir le jour au plus tôt.
Quelques jours plus tard, madame Dubreuil fait une sortie dans les médias locaux afin de réitérer qu’au Salon, le candidat Laplante lui a bien dit que « le projet [Évol] ne lèverait pas ».
Quelques jours plus tard, le Groupe Samson transmet une deuxième mise en demeure au maire Laplante et aux membres du conseil. Le promoteur demande à Laplante de se rétracter et de confirmer publiquement les propos qu’il a tenus au Salon en octobre 2017.
À la mi-mai 2018, madame Dubreuil et monsieur Samson donnent une entrevue à un journal local, où ce dernier mentionne les difficultés du projet, notamment en raison des commentaires tenus par Laplante en octobre 2017, du refus du maire de placer le dossier à l’ordre du jour du conseil municipal et des récents commentaires du maire lors du dernier conseil municipal.
À la fin du mois de mai 2018, le Groupe Samson transmet une troisième mise en demeure à Alain Laplante, suivie d’une poursuite en diffamation par laquelle il réclame 2,5 millions de dollars.
Étant donné que le conseil municipal est composé majoritairement d’opposants au maire Laplante, la Ville refuse d’assumer les frais liés à sa défense au motif que l’objet de la poursuite en diffamation repose sur des propos tenus par Laplante avant qu’il ne soit élu maire.
Laplante doit donc intenter un recours contre la Ville pour bénéficier de la protection prévue à l’article 604.6 de la Loi sur les cités et villes. La Cour supérieure lui donne raison, statuant que le recours repose plus sur le refus d’adopter le plan modifié du projet Évol que sur les propos prononcés en octobre 2017. La décision est ensuite confirmée par la Cour d’appel (décision commentée sur notre blogue en mars 2021.)
[114] Elle [la Cour d’appel] profite de sa décision pour émettre de sérieuses réserves à l’endroit du recours entrepris par le Groupe Samson:
[22] […] il y a matière à douter d’être en présence d’une incurie capable de porter atteinte à la réputation d’un citoyen corporatif.
[23] Il n’est donc pas étonnant que le juge saisi de la requête en rejet ait fait montre de scepticisme à l’égard de l’allégation de diffamation […].
[…]
[25] […] rien dans la procédure modifiée ne place [Laplante] en contradiction avec ses propos du 22 octobre 2017. Disons simplement sur ce dernier point que la preuve demeure à être faite.
[26] Groupe réclame maintenant 40 000 $ à l’intimé (au départ, on se rappellera qu’il réclamait 2,5 millions $) sans préciser de quelle manière chacune des demanderesses a subi un préjudice. De plus, la procédure peine à cerner un lien de causalité entre la faute alléguée et le préjudice réclamé. Groupe veut aussi se voir accorder 50 000 $ en guise de dommages punitifs. Cette demande tient sur un seul paragraphe et ses assises factuelles et juridiques sont au mieux fragiles.
(…)
À la mi-septembre 2018, un règlement à l’amiable intervient dans le dossier du Groupe Maurice et le plan modifié du projet Évol est adopté par le conseil municipal. À la même période, Laplante notifie au Groupe Samson une demande en rejet du recours en diffamation qu’il juge abusif. À quelques jours de la présentation de la demande en rejet, le Groupe Samson amende sa procédure afin de réduire le montant réclamé pour diffamation à 40 000,00 $. Bien que la demande en rejet soit rejetée, le juge renvoie le dossier au fond en ajoutant qu’il n’est pas certain que les faits reprochés constituent de la diffamation.
Laplante a-t-il diffamé Groupe Samson par ses commentaires sur leur projet? Le cas échéant, a-t-il causé des dommages?
Dans sa décision, la juge Judith Harvie de la Cour supérieure rappelle les principes applicables, tout en insistante sur l’importance de la liberté d’expression au sein d’une démocratie, particulièrement dans le cadre du discours politique :
[49] La diffamation consiste en la communication de propos « qui font perdre l’estime ou la considération de quelqu’un ou qui, encore, suscitent à son égard des sentiments défavorables ou désagréables » .
[50] La personne qui s’exprime commet une faute si elle tient des propos en sachant que ceux-ci sont faux (par mauvaise foi ou intention de nuire), ou alors qu’elle devrait les savoir faux (par négligence) ou encore si les propos ne sont pas d’intérêt public, bien qu’ils soient vrais.
[51] La faute s’analyse selon une norme objective. Il s’agit d’une « conduite qui s’écarte de la norme de comportement qu’adopterait une personne raisonnable » dans les circonstances. L’appréciation de la faute doit tenir compte de l’ensemble du contexte. Pour ce faire, l’intérêt public du propos, l’intention des parties, les vérifications effectuées ainsi que la nature de la diffusion doivent notamment être considérés.
(…)
[55] Dans le domaine de la diffamation, le préjudice s’analyse également en fonction d’une norme objective. Il faut déterminer si le « citoyen ordinaire estimerait que les propos tenus, pris dans leur ensemble, ont déconsidéré la réputation ». La diffamation peut découler de l’idée que les propos expriment, tout comme des sous-entendus que comprend le citoyen ordinaire. (Les références sont omises.)
Bien que la juge ait conclu que tant Dubreuil que Laplante ont témoigné de façon claire, précise et crédible, elle conclut que même si l’on tient pour avérés les propos rapportés par Dubreuil, le défendeur Laplante n’a pas commis de faute. Ses propos étaient basés sur le recours intenté par le Groupe Maurice et sur la convention conclue en 2010 (il ignorait l’entente de février 2017) et étaient pertinents dans le cadre du débat public.
De plus, la juge ajoute que le Groupe Samson n’a présenté aucune preuve d’un préjudice lié aux propos prononcés Laplante lors de sa visite au Salon. En effet, si le projet subit des retards, ceux-ci ne sont pas causés par les propos de Laplante, mais plutôt en raison du délai mis par le ministère de l’Environnement à émettre l’autorisation, puis par la pandémie de Covid-19.
Le recours de Groupe Samson est-il abusif?
Laplante soutient que le recours du Groupe Samson est abusif et il demande le remboursement de ses honoraires et déboursés extrajudiciaires, des dommages moraux et des dommages exemplaires.
La juge de la Cour supérieure lui donne raison:
[129] (…) il entreprend sa demande de manière téméraire puisqu’une « personne prudente et diligente, placée dans les circonstances connues [de Groupe Samson] conclurait à l’inexistence d’un fondement de cette procédure ». (Les références sont omises.)
À ce chapitre, la réduction du montant réclamé de 2,5 millions $ à 40 000 $ à la suite du règlement à l’amiable avec le Groupe Maurice ne change rien, puisque l’amendement survient plusieurs semaines après le règlement et quelques jours avant la présentation de la requête en rejet.
De même, malgré les mises en garde contenues dans les décisions de la Cour supérieure lors de la requête en rejet et de la Cour d’appel lors du débat sur les frais de défense du maire, le Groupe Samson persiste dans son recours, sans en démontrer le fondement.
Par ailleurs, la juge considère également que le recours du Groupe Samson cherche à nuire à Laplante et détourne les fins de la justice:
[124] D’abord, Groupe Samson dépose son recours alors qu’il tente par tous les moyens à forcer l’adoption du Plan modifié du Projet Évol par le conseil municipal, et ce, malgré le recours du Groupe Maurice. En raison de la fin de non-recevoir de la Ville et du maire, Groupe Samson met sur la place publique, plusieurs mois après le fait, les paroles de Laplante au Salon pour tenter de démontrer que celui-ci est hostile au projet. Cette décision est prise bien que le maire Laplante nie au conseil municipal s’opposer au Projet Évol et explique la position de neutralité qu’il défend.
[125] Finalement, Groupe Samson décide, d’une part, de poursuivre uniquement Laplante et, d’autre part, de lui réclamer tous les frais engagés dans le Projet Évol. Ce montant n’a aucune mesure avec des dommages qui auraient pu découler des propos tenus par Laplante au Salon. Peu importe, Groupe Samson fonde tout de même sa réclamation sur ces propos.
Aux termes de la déclaration d’abus, la Cour accorde à Laplante le remboursement des honoraires extrajudiciaires (à l’exclusion du recours pour que la Ville assume ses frais de défense). Les dommages moraux n’ayant pas été établis comme directement liés à la poursuite du Groupe Samson, ils sont refusés, mais des dommages exemplaires de 5 000 $ sont accordés :
[155] Le Tribunal considère qu’il s’agit d’un [cas justifiant l’attribution de dommages-intérêts punitifs]. Groupe Samson commet une faute grave empreinte de mauvaise foi en entreprenant son recours. Il détourne le système de justice pour mettre de la pression sur un élu dans le but de faire avancer son projet immobilier et de punir le maire pour sa neutralité. Il formule sa demande dans le but avoué que Laplante ait à se défendre par ses propres moyens. Il s’entête à poursuivre ce recours mal fondé.
[156] De tels agissements doivent être dénoncés et sanctionnés dans un but dissuasif. Compte tenu de la gravité des gestes posés et de la réparation accordée qui se limite aux honoraires et débours découlant directement du présent dossier alors qu’il n’y a pas lieu de douter de la capacité patrimoniale du Groupe Samson, la somme de 5 000 $ réclamée est justifiée.
Laplante est-il poursuivi pour des gestes posés dans l’exercice de ses fonctions de maire?
Après avoir prétendu jusqu’en Cour d’appel que le recours du Groupe Samson visait le candidat et non le maire Laplante, la Ville s’en remet à la Cour pour déterminer quelle portion du recours vise le candidat et quelle portion vise le maire. La juge Harvie conclut en ces termes:
[163] Le Tribunal n’a aucune hésitation à conclure que Laplante a bel et bien été poursuivi pour des gestes posés dans le cadre de ses fonctions, soit le retrait de l’ordre du jour du conseil municipal de l’approbation du Plan modifié du Projet Évol. Quant au reste, il ne s’agit que d’un prétexte pour justifier l’utilisation des tribunaux de façon à ce qu’un élu municipal ait du fil à retordre pour se voir rembourser ses frais de défense. Le doute exprimé par la Cour d’appel « sur la nature véritable de la procédure de Groupe contre [Laplante] » n’a plus sa raison d’être. Il n’y aurait jamais eu de poursuite, n’eût été de l’élection de Laplante et de l’utilisation de sa prérogative de maire.
[164] Au regard de l’ensemble de la preuve, le Tribunal considère que les frais de défense raisonnables doivent être assumés par la Ville afin que Laplante soit « [protégé] contre les pertes financières qui peuvent découler des situations dans lesquelles [le] place l’exercice de ses fonctions ». Laplante agissait de bonne foi avec diligence dans l’intérêt de la municipalité. Il n’a commis aucune faute malgré la complexité de la situation, encore moins d’inconduite. (Les références sont omises).
Conclusion
La présente décision est éclairante concernant deux aspects du droit municipal.
D’une part, en matière de recours en diffamation contre un élu municipal, cette décision s’inscrit dans un cadre similaire à la poursuite intentée par Neptune Security contre Jean-François Parenteau, maire de l’arrondissement Verdun. Dans son jugement, le juge Roy énonce les mêmes principes juridiques que ceux énoncés par la juge Harvie pour conclure à l’absence de diffamation :
[149] Il s’agit encore une fois d’une situation où deux valeurs fondamentales se heurtent: la liberté d’expression de l’un et le droit à sa réputation de l’autre et, par surcroît, en l’espèce, dans un contexte de gestion municipale.
(…)
[151] Bien que la liberté de parole d’un élu municipal n’est pas absolue, ce dernier doit jouir d’une certaine latitude lorsqu’il s’exprime sur un sujet relevant de la gestion de la chose municipale qui est d’intérêt public. Il devra toutefois agir en personne raisonnable.
D’autre part, en ce qui a trait au régime de protection contre certaines pertes financières liées à l’exercice des fonctions municipales prévu à la Loi sur les cités et villes, la décision a le mérite de distinguer les allégations contenues à la demande introductive (portant surtout sur les propos tenus par Laplante lors du Salon) des faits qui étaient réellement à l‘origine du recours, à savoir les retards du projet causés notamment par le refus du maire de l’inscrire à l’ordre du jour du conseil municipal.
Bien que la jurisprudence en cette matière tende à favoriser la protection de l’élu dès que les allégations paraissent liées à l’exercice des fonctions municipales, un tribunal a récemment condamné un élu à rembourser honoraires et débours défrayés par la municipalité pour la défense d’un ancien maire poursuivi en diffamation. S’appuyant sur la décision de la Cour supérieure qui a rejeté la poursuite en diffamation, la Cour du Québec a accueilli le recours en remboursement de la municipalité de Saint-Colomban :
[70] Sans que ces mots ne s’y retrouvent écrits, il n’y a qu’un tout petit pas à franchir pour conclure, après lecture de la décision de la CMQ et du jugement Moore, que monsieur Dumais a agi de mauvaise foi en s’attaquant à monsieur Lalande de façon personnelle et non justifiée, de façon délibérée, en toute connaissance de cause et dans le but de lui nuire.
À la lumière de ce qui précède, on peut retenir que les remparts de la démocratie que sont le régime de protection des élus municipaux contre les pertes financières liées à leur fonction de même que le régime de protection contre les poursuites bâillons semblent être utilisés par les tribunaux pour favoriser le discours politique, mais dans des limites acceptables pour des contribuables raisonnablement informés.