Compétences municipales, Responsabilité civile, Sécurité publique

Sécurité incendie: il faut respecter le Schéma de couverture de risques!

Ville de Trois-Rivières c. Royal & Sun Alliance du Canada, société d’assurances, 2022 QCCA 1105 (première instance : 2019 QCCS 3181)

Depuis quelques années, les municipalités ont connu une certaine accalmie en termes de poursuites en responsabilité civile où les demandeurs alléguaient un retard des pompiers à arriver sur les lieux ou encore reprochaient aux pompiers de ne pas avoir respecté les règles de l’art. En effet, depuis 2010, on recense peu de décisions où les tribunaux sont appelés à apprécier le travail d’une escouade de pompiers permanents ou à temps partiel.

En effet, depuis l’entrée en vigueur de la Loi sur la sécurité incendie L.s.i. »), au début des années 2000, les municipalités se sont peu à peu dotées d’un Schéma de couverture de risques, approuvé par le ministère des Affaires municipales. Ce faisant, elles peuvent bénéficier d’une immunité de poursuite contre leurs services de sécurité, sauf en cas de négligence grossière ou de faute intentionnelle. Encore faut-il que les termes du Schéma soient respectés.

Les faits

Le 22 juin 2012, en fin de soirée, un incendie est découvert par des passants dans les locaux du garage Bis Remorquage, situé au 2201, rue Bellefeuille à Trois-Rivières. À cette époque, le service des incendies de la Ville de Trois-Rivières (« Ville ») est composé de policiers-pompiers, de policiers et de pompiers.

Le rapport d’intervention des pompiers révèle que l’appel a été reçu à 00h04, puis transmis au service d’incendie à 00h06. À 00h08, un premier policier-pompier arrive sur les lieux, à bord d’une auto-patrouille. À 00h09, une autopompe se présente sur les lieux avec à son bord un opérateur. Dix minutes après l’appel, à 00h16, un autre camion autopompe vient prêter main forte, avec à son bord un officier et quatre pompiers.

Un camion pompe échelle se joint aux autres deux minutes plus tard, à 00h18. Dans ce véhicule, se trouve l’officier responsable de même que quatre pompiers. Une deuxième alarme est transmise à 00h25, puis une troisième à 00h39. D’autres pompiers arrivent sur les lieux à 00h45 puis à 00h51.

L’incendie se propage et cause des dommages substantiels au contenu et à l’immeuble du bâtiment voisin du garage Bis Remorquage, appartenant à Déneigement FL Inc. et à son unique actionnaire, Fernand Lamarre. Une portion des dommages ayant été indemnisée par Royal & Sun Alliance, société d’assurances, ces trois personnes intentent une poursuite de plus d’un million de dollars contre la Ville de Trois-Rivières (« Ville »).

Le jugement de première instance

Dans un premier temps, le premier juge cite son collègue Payette, qui a rendu l’une des premières décisions à la suite de l’entrée en vigueur de la L.s.i., dans l’affaire Lombard et al. c. Ville de St-Jérôme:

[28] En bref, la Loi prévoit une vaste mise en commun, sur une base régionale, des informations, ressources et moyens en matière de sécurité incendie pour prévenir les incendies ou intervenir avec plus d’efficacité lors d’un incendie.

[29] Les municipalités régionales de comté (les « MRC ») ont dorénavant l’obligation de planifier et de mettre en place des structures de coordination, de financement et d’encadrement de la sécurité incendie en liaison avec les municipalités locales.

[30] C’est ainsi que l’article 8 de la Loi prévoit que les MRC doivent, en liaison avec les municipalités locales qui en font partie, établir un schéma de couverture de risques pour tout leur territoire (un « schéma »).

[31] Ce schéma intègre les déclarations de risques, fait état du recensement, de l’évaluation et du classement des risques d’incendie.


[32] Il dresse d’abord le portrait des risques d’incendie, des mesures de protection existantes ou projetées et de l’ensemble des ressources qui y sont affectées, ainsi que des infrastructures et des sources d’approvisionnement en eau utiles à la sécurité incendie sur le territoire.

[33] Il comporte une analyse des relations fonctionnelles existant entre ces ressources et une évaluation des procédures opérationnelles.

[34] Le schéma détermine ensuite des objectifs de protection optimale contre les incendies en fonction des ressources disponibles. Il précise les actions que les municipalités locales et la MRC, s’il y a lieu, doivent prendre pour atteindre ces objectifs en intégrant leurs plans de mise en œuvre.

[35] Enfin, le schéma comporte une procédure de vérification périodique de l’efficacité de ces actions et du degré d’atteinte des objectifs arrêtés.
(Les références sont omises.)

Si ces actions prévues sont mises en œuvre, l’article 47 L.s.i. prévoit:

Chaque membre d’un service de sécurité incendie ou toute personne dont l’aide a été acceptée expressément ou requise en vertu du paragraphe 7° du deuxième alinéa de l’article 40 est exonéré de toute responsabilité pour le préjudice qui peut résulter de son intervention lors d’un incendie ou lors d’une situation d’urgence ou d’un sinistre pour lequel des mesures de secours obligatoires sont prévues au schéma en vertu de l’article 11, à moins que ce préjudice ne soit dû à sa faute intentionnelle ou à sa faute lourde.

Cette exonération bénéficie à l’autorité qui a établi le service ou qui a demandé son intervention ou son assistance, sauf si elle n’a pas adopté un plan de mise en œuvre du schéma alors qu’elle y était tenue ou si les mesures, qui sont prévues au plan applicable et liées aux actes reprochés, n’ont pas été prises ou réalisées conformément à ce qui a été établi.

Dans un deuxième temps, le juge analyse les trois reproches formulés par les demandeurs, mais il n’en retient qu’un, à savoir que la force de frappe initiale était insuffisante, puisqu’il manquait quatre pompiers.

En effet, aux termes des prescriptions du Schéma proposé par la Ville et approuvé par le ministère des Affaires municipales, la Ville s’était engagée à dépêcher 10 pompiers à l’intérieur de 10 minutes (provenant de deux casernes), avec une autopompe et un camion échelle, lorsque serait déclenchée une alerte portant sur un immeuble considéré à risques moyens situé dans le périmètre urbain où se trouvait l’immeuble de Déneigement FL (lui-même considéré comme à risques moyens).

Dans le cas d’un immeuble considéré à risques élevés, situé dans le même périmètre, le Schéma prévoyait une force de frappe initiale de 15 pompiers (à partir de trois casernes), 10 pompiers dans les 10 premières minutes et cinq autres, dans les 10 minutes suivantes.

En l’espèce, la chronologie énoncée au rapport d’intervention, confirmée par le témoignage d’un officier, révèle qu’à 00h16, soit 10 minutes après que l’alarme ait été reçue par le service des incendies, seulement six pompiers se trouvaient sur les lieux, contrairement aux exigences du Schéma de sorte que la Ville ne bénéficie pas de l’immunité de l’article 47 L.s.i. Le juge ne tient pas compte des policiers-pompiers, qui ne disposaient pas de leur équipement de combat d’incendie.

Ce faisant et dans un troisième temps, le juge procède à l’analyse du combat en vue de déterminer si la Ville est responsable des dommages réclamés.

À ce chapitre, la responsabilité des services d’incendie est régie par le régime général de la responsabilité extracontractuelle basée sur la faute, selon l’article 1457 C.c.Q. , de sorte qu’il faut considérer les faits, gestes et omissions des pompiers lors de l’intervention en les comparant à ceux de pompiers raisonnablement prudents et diligents placés dans les mêmes circonstances. En effet, la jurisprudence en la matière considère que les pompiers qui combattent un incendie sont tenus à une obligation de moyens, et non de résultat.

En l’espèce, pendant les 75 minutes suivant l’alerte initiale, les pompiers ont tenté de procéder par attaque offensive, à l’intérieur du bâtiment, en vue de minimiser les dommages matériels. Toutefois, à partir de 01h30, les pompiers sont passés en mode défensif, arrosant à partir de l’extérieur du bâtiment, et dès lors, le contrôle des dommages matériels n’est plus prioritaire.

Même si les pompiers ayant répondu à l’appel n’ont pas personnellement commis de faute et ont agi en fonction des conditions présentes à leur arrivée, le juge conclut que l’intervention du service d’incendie a été fautive. En effet, si la force de frappe initiale avait été conforme aux exigences du Schéma, les dommages auraient été moindres et de ce fait, il tient la Ville responsable de 25% des dommages.

Arrêt de la Cour d’appel

Deux juges de la Cour d’appel confirment la décision de première instance et la condamnation de la Ville (à payer 25% de la valeur des dommages) alors qu’un juge aurait renversé la décision de la Cour supérieure.

Jugement majoritaire

Dans un premier temps, le juge Bouchard revient sur l’historique législatif de la Loi sur la sécurité incendie. Ainsi, l’adoption de cette loi vise à contrer les effets de l’arrêt Laurentides Motels Ltd c. Ville de Beauport. En effet, à la suite de cet arrêt de la Cour suprême, plusieurs municipalités avaient choisi de ne pas établir de service de sécurité incendie afin d’éviter d’éventuelles condamnations en responsabilité civile.

En vue d’inciter les municipalités à se doter de services de sécurité incendie, le législateur a prévu, à l’article 47, une immunité de poursuite pour les municipalités qui choisissent d’adopter et de mettre en œuvre un schéma de couverture de risques.

Pour sa part, la juge Thibault en arrive aux mêmes conclusions que son collègue Bouchard, mais elle insiste sur le caractère exceptionnel de l’immunité de poursuite :

[52] Cette disposition exorbitante contenue dans une loi d’intérêt public emporte que, même en cas de faute (sauf une faute lourde ou intentionnelle), une municipalité sera absoute si elle adopte un Schéma de couverture de risques qui décrit les objectifs de protection contre les incendies ainsi que les actions requises pour les atteindre et si elle respecte les engagements pris dans son Plan de mise en œuvre. Parce que cette mesure d’immunité déroge au droit commun (de surcroît dans une loi d’intérêt public), j’estime qu’elle se prête davantage à une interprétation restrictive.

Dans un deuxième temps, les juges Bouchard et Thibault se penchent sur le Schéma et son plan de mise en œuvre et énoncent les exigences qui s’imposaient dans le cas de bâtiments à risques moyens et à risques élevés, situés dans le périmètre urbain, telles que décrites au jugement de première instance.

La juge Thibault ajoute qu’un Plan de mise en œuvre du Schéma est annexé à celui-ci. Il comporte 44 actions dont l’une porte sur la force de frappe dans le périmètre urbain, à être atteinte en 2007.

Les juges majoritaires font valoir qu’en 2008, la Ville demande au ministère des Affaires municipales un délai additionnel afin de passer d’un service composé de policiers-pompiers à un service composé uniquement de pompiers permanents. Plus particulièrement, dans sa demande et dans les précisions fournies au ministère, la Ville indique que dès 2007, elle pourra mobiliser partout sur son territoire une force de frappe de 10 personnes, mais que ce n’est qu’à partir de 2011 que la force consistera en au moins cinq pompiers permanents et qu’à partir de 2015, seuls des pompiers permanents participeront à l’intervention.

Dans sa réponse, le ministre accorde le délai demandé relativement à différentes actions consignées dans le plan de mise en œuvre du Schéma, en considérant « qu’un tel report n’entraîne aucune modification dans les objectifs de protection publique ».

Bref, contrairement aux prétentions de la Ville, le report des échéances demandé et obtenu en 2008 ne modifie pas l’obligation de fournir une force de frappe de 10 personnes à l’intérieur de 10 minutes pour intervenir dans un bâtiment considéré à risques moyens. Le seul changement porte sur la formation des personnes parties à l’intervention.

Tenant compte de ces considérations, les juges Bouchard et Thibault concluent comme le premier juge que la force de frappe, 10 minutes suivant l’alerte reçue par le service des incendies, ne comporte que six pompiers, qu’elle ne respecte pas les exigences du plan de mise en œuvre du Schéma de sorte que la Ville ne peut bénéficier de l’immunité de poursuite.

S’il est vrai que le premier juge confond les concepts de Schéma de couverture de risques et plan de mise en œuvre du Schéma, cette erreur n’entraîne pas de modification à la conclusion du premier jugement.

En effet, pour le juge Bouchard, le Schéma adopté par la Ville prévoit qu’à partir de 2007, 10 pompiers seront dépêchés en moins de 10 minutes et qu’à partir de 2011, l’objectif de 15 pompiers sera atteint. S’il est vrai que le niveau d’atteinte de l’objectif de 10 pompiers en 10 minutes en 2012 n’est que de 65%, cela signifie que la Ville pouvait, jusqu’en 2012, déployer 6,5 (7) pompiers permanents et 3,5 policiers-pompiers (3) sur les lieux. En l’absence de 10 personnes en mesure de combattre l’incendie à l’intérieur de 10 minutes, les exigences du Schéma ne sont pas respectées.

D’ailleurs, au soutien du caractère raisonnable de la norme de 10 pompiers en 10 minutes, le juge Bouchard prend la peine de rapporter les orientations du ministère de la Sécurité publique sur « la notion de point d’embrasement général et du délai d’intervention requis des pompiers lors de l’attaque initiale », qui révèlent que les l’embrasement général d’une pièce survient généralement dans les 10 minutes qui suivent l’apparition de la première flamme vive.

Le juge Bouchard reconnaît également que les termes utilisés par le premier juge, qui assimile la contravention de la Ville au Schéma à une faute civile, sont erronés, mais là encore, cela ne modifie pas l’issue du recours. Ce n’est pas tant le manquement au Schéma que le retard des effectifs complets lors de l’attaque initiale qui constitue la faute commise par le service de protection incendie de la Ville et la cause des dommages au bâtiment et à son contenu.

Ce faisant, il confirme la conclusion du juge qui impute une responsabilité de 25% à la Ville.

Conclusion

Sans bouleverser les règles en vigueur en matière de responsabilité civile des services d’incendie municipaux, cet arrêt devrait à tout le moins inciter les municipalités et MRC concernées à s’assurer que les objectifs contenus à leur Schéma de couverture de risques et les mesures prévues à son Plan de mise en œuvre sont réalisés à l’intérieur des délais prévus et, si tel n’est pas le cas, de demander à ce que le ministère des Affaires municipales leur permette de remédier à la situation.

5 réflexions au sujet de “Sécurité incendie: il faut respecter le Schéma de couverture de risques!”

  1. JE COMPREND QUE SI TU DIS QUE TU VA FAIRE QUELQUE CHOSE BIEN FAIT LE OU TU DEVIENS RESPONSABLE. ICI AU NOUVEAU BRUNSWICK NOUS AVONS UNE LOI QUI PROTEGE TOUTE LES SERVICES D’ INCENDIE ET SONT PERSONNEL DE TOUTE POURSUITE…..

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  2. Erreurs de référence importantes dans votre article. C’est le ministère de la Sécurité publique qui est responsable de l’attestation, du suivi et de la validation des actions (et du respect de la loi) liés aux schémas de couverture de risques en sécurité incendie. Pas le ministère des affaires municipales.

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    1. N.D.L.R. En effet, une erreur s’est glissée dans l’article publié. Le ministère de la Sécurité publique et non le ministère des Affaires municipales est chargé de l’application de la Loi sur la sécurité publique, incluant les aspects relatifs aux schémas de couverture de risques. Nos excuses.

      Aimé par 1 personne

  3. J’ajouterais que le rôle de la sécurité publique était de vérifier si le schéma était conforme aux orientations de la loi, comme s’inspirer des normes NFPA ou autres. Autrement dit elle aidait plus au développement des schémas et les villes ou MRC. Ils n’ont pas un pouvoir d’approbation mais plus d’orientation.

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    1. Ils ont le pouvoir d’attestation des schémas… Donc oui ils vérifient la conformité avant mais le ministre de la sécurité publique doit approuver (attester) le document avant son entré en vigueur.

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