Groupe-Conseil Génipur inc. c. Ville de Montréal, 2022 QCCS 2624
Rendu en 2019, l’arrêt Octane Stratégies de la Cour suprême a placé les municipalités devant un certain risque à l’égard de réclamations de fournisseurs pour des travaux effectués en l’absence de contrat valide octroyé par le conseil municipal, ou encore pour des ajouts aux contrats qui n’auraient pas été dûment autorisés.
Heureusement, comme le démontre le jugement rendu il y a quelques semaines dans l’affaire Groupe-Conseil Génipur c. Ville de Montréal, les tribunaux demeurent respectueux du cadre contractuel en vigueur et de la nécessité d’obtenir le consentement de l’instance municipale compétente pour autoriser des ajouts à un contrat de services.
En effet, comme l’expliquait notre collègue Gabrielle Robert, à l’occasion d’une autre décision résumée sur ce blogue, l’application du principe de la répétition de l’indu pour accueillir une réclamation en l’absence de contrat valide (comme dans l’arrêt Octane) n’est possible que dans un contexte factuel très particulier, qui inclut notamment des gestes significatifs et répétés des représentants de la Ville.
Dans l’affaire qui nous intéresse aujourd’hui, la Cour supérieure condamne la Ville de Montréal à payer des honoraires impayés jusqu’à concurrence du budget autorisé dans le cadre du contrat, mais rejette la réclamation de Génipur pour les honoraires allant au-delà de ce budget.
De la trame factuelle complexe, retenons que Génipur était sous-traitant du consortium BPR-Roche pour l’exécution de services professionnels en ingénierie. Le projet pour lequel les services de Génipur ont été retenus disposait d’un budget initial d’honoraires professionnels de 413 752,74 $, qui a été validement augmenté à 445 000,00 $.
Bien que le contrat prévoyait une rémunération à taux horaire, il prévoyait également que le budget déterminé pour chaque projet devait être respecté et qu’aucun honoraire excédentaire ne serait payé, à moins que l’augmentation du budget n’ait été autorisée au préalable par la Ville. Ayant facturé 467 543,72 $ et reçu des paiements de 383 862,06 $. Génipur poursuit la Ville pour la différence (la créance du Consortium contre la Ville lui ayant été cédée). La Cour supérieure limite la condamnation au solde du budget autorisé de 445 000 $.
Les faits
La juge Judith Harvie résume ainsi le contexte de la poursuite :
[2] En 2007, la Ville de Montréal (Montréal ou la Ville) conclut une convention-cadre (Convention-Cadre) avec le Consortium BPR‑Roche (Consortium). Par cette entente, Montréal retient les services professionnels d’ingénierie du Consortium pour des projets de construction ou de réfections de diverses infrastructures municipales, le tout pour une enveloppe budgétaire globale maximale de 1 350 000 $.
[3] En juin 2007, la Ville attribue au Consortium dans le cadre de cette entente le projet de concevoir et surveiller de la reconstruction des infrastructures des avenues Émile-Pominville, Milton, ainsi que des croissants Lucien-Rochon et Joseph-Ernest-Fournier, situés dans l’arrondissement Lachine (Projet). Le Consortium sous-traite les services du Groupe-Conseil Génipur Inc. (Génipur) pour son exécution.
[4] Génipur exécute les travaux, mais n’obtient pas paiement du Consortium pour une portion des travaux. C’est que la Ville refuse de payer le Consortium une partie de ses factures dont le total dépasse selon elle budget autorisé. En août 2012, le Consortium cède sa créance contre la Ville à Génipur.
[5] Le sous-traitant Génipur entreprend une action sur compte contre la Ville pour un montant de près de 110 000 $ en raison des travaux exécutés dans le cadre du Projet qui demeurent impayés.
[6] Montréal présente une demande en irrecevabilité de la demande de Génipur. Elle plaide la prescription du recours, l’invalidité de la cession ainsi que le dépassement du budget autorisé.
[7] Génipur répond que la prescription extinctive n’est pas acquise considérant la date de réception des factures et que la cession de créances pouvait s’effectuer sans l’accord de la Ville. Par ailleurs, elle plaide que le Convention-Cadre impose à la Ville le paiement complet, peu importe le budget. Subsidiairement, elle plaide que Montréal avait autorisé une augmentation du budget qui permet de couvrir les montants réclamés. Enfin, si ces arguments ne sont pas retenus, la Ville devrait payer pour les travaux exécutés en vertu des principes de la réception de l’indu.
La prescription et la validité de la cession de créances à Génipur
Sur ces questions, la juge Harvie décide que la réclamation de Génipur n’est pas prescrite, puisque le délai de prescription ne commence à courir qu’au moment ou la Ville reçoit les factures pour les activités effectuées. Elle décide que l’application par la Ville de clause interdisant la cession par le Consortium de sa créance à Génipur est abusive, la Ville ayant accepté que les services du Consortium lui soient rendus par l’entremise de Génipur. Nous concentrons toutefois l’essentiel du présent billet aux questions relatives au dépassement du budget autorisé.
Le cadre contractuel
Les documents d’appel d’offres prévoient clairement qu’un budget devra être soumis par le Consortium à la Ville pour chaque projet :
[73] Dès l’appel d’offres, le Consortium s’engage auprès de la Ville à contrôler les coûts afin de respecter les budgets approuvés.
[74] La Convention-Cadre précise que le Consortium « devra donc proposer au Directeur [de la Ville] un estimé budgétaire des services à rendre pour chaque commande reçue ». Les travaux ne peuvent commencer qu’après avoir reçu l’ordre écrit du Directeur de la Ville.
[75] Quant aux coûts, le Consortium doit « représenter graphiquement, l’évolution réelle des dépenses et des travaux, y compris ses honoraires, en regard de l’évolution projetée et signaler sans tarder au Directeur tout risque de dépassement des enveloppes budgétaires ».
De plus, lors de l’octroi du mandat pour le projet en cause, la Ville réitère que le montant maximum des honoraires professionnels prévu au budget ne doit pas être dépassé sans autorisation préalable :
[79] La Ville spécifie au Consortium :
Nous tenons à vous rappeler que le budget autorisé est un montant maximum qui ne doit pas être dépassé sans autorisation préalable. Tout dépassement sans autorisation sera automatiquement refusé. Si toutefois, en cours de projets vous jugez que ceux-ci s’avéraient insuffisants, nous vous demandons de nous en aviser dans les meilleurs délais en présentant une demande de révision expliquant les motifs de ce dépassement. Il est bien entendu que le montant final des honoraires professionnels sera établi en fonction des heures réellement travaillées.
[Soulignements du Tribunal]
[80] Les termes de ce paragraphe sont en lien avec ceux de la Convention-Cadre. La Ville exige un contrôle des coûts et une surveillance pour la réalisation des projets dans le respect des budgets approuvés. Elle paie cependant son cocontractant en fonction des heures travaillées, mais dans le respect du maximum budgété à l’avance.
[81] Si les honoraires professionnels budgétés s’avèrent insuffisants, une demande de révision justifiant le dépassement est requise pour l’autoriser au préalable. Sans celle-ci, le dépassement sera « automatiquement refusé ».
Nature du contrat : les conclusions de la juge
Alors que Génipur plaide que le contrat en est un à honoraires contrôlés, la juge retient qu’il prévoit également que les honoraires ne peuvent dépasser le maximum alloué :
[96] Les parties conviennent que le Convention-Cadre et le mandat ne se qualifient pas de contrats à forfait. Génipur plaide qu’il s’agit d’un contrat à honoraires contrôlés. Ainsi, la Ville devrait lui payer le montant des services rendus et dépenses admissibles, peu importe le montant des estimations et des budgets convenus. Le Tribunal ne peut retenir cet argument.
[97] La Convention-Cadre précise explicitement que les honoraires ne peuvent dépasser le maximum alloué. Le Consortium s’engage à fournir une facturation détaillée et une surveillance des honoraires serrée doit être effectuée. La Convention-Cadre précise même que le Consortium ne peut entreprendre de recours en recouvrement ou en dommages-intérêts contre la Ville pour des coûts dépassant le maximum d’honoraires.
[…]
[107] […] [La Ville] est toutefois justifiée de refuser le paiement des dépassements supérieurs à [la somme de 445 000 $ prévue au budget] puisqu’ils n’ont jamais été autorisés par la Ville. En fait, Génipur a négligé d’en faire la demande au Consortium, lequel n’a pas présenté de demande à ce sujet à la Ville.
[108] Génipur connaissait cette exigence claire de la Ville ayant reçu copie de la lettre autorisant le budget. À preuve, elle fait la demande pour un dépassement de 30 000 $. Elle néglige de le faire pour l’autre portion du dépassement quant à la surveillance et prend le risque d’effectuer tout de même les travaux. Il faut donner un sens aux termes clairs et précis de la Convention-Cadre et de la lettre de mandat qui expriment l’intention des parties. La Ville peut refuser de payer le Consortium, et par ricochet Génipur, pour des honoraires qui dépassent le budget ajusté autorisé.
[109] Le contrat n’est pas à forfait, mais autant la Convention-Cadre que la lettre autorisant le budget prévoient un prix en fonction de la valeur des travaux exécutés, tout en imposant une méthode de contrôle des coûts au moyen d’un budget convenu dont les ajustements doivent être autorisés pour obtenir un paiement. Il s’agit d’une mesure de saine gestion des deniers publics à laquelle le Consortium a consenti. Elle ne contrevient pas à l’ordre public et ne peut être qualifiée d’abusive.
La réception de l’indu
Finalement, s’appuyant sur l’arrêt Octane, Génipur plaide que le principe de la réception (ou répétition) de l’indu lui permet d’obtenir compensation pour les travaux effectués en sus du budget, argument que la juge rejette :
[114] Dans l’arrêt Montréal (Ville) c. Octane Stratégie inc., la Cour suprême reconnaît que la réception de l’indu s’applique en matière municipale. Son application requiert la preuve de trois conditions : (1) un paiement; (2) effectué en l’absence de dette entre les parties; et (3) fait par erreur ou pour éviter un préjudice.
[115] Personne ne conteste que le Consortium effectue un paiement par l’entremise de Génipur en effectuant les travaux. La différence entre le cas présent et l’arrêt Octane se situe dans l’existence d’un contrat valide entre le Consortium et la Ville. En effet, dans l’arrêt Octane, il y avait absence complète de contrat entre les parties puisque la ville en cause ne conclut jamais valablement de contrat.
[116] En l’instance, la Ville s’engage auprès du Consortium au moyen de Convention-Cadre qui suit l’adoption d’une résolution. Le Projet s’exécute dans le cadre de cette entente valide. Le Consortium exécute donc les travaux par l’entremise de Génipur parce qu’il s’est engagé à le faire. Il a une dette envers la Ville et ne comment aucune erreur à ce sujet.
[117] Malheureusement, le Consortium omet de respecter les termes clairs de la Convention-Cadre et de la lettre autorisant le budget quant à la nécessité d’obtenir une autorisation pour obtenir le paiement d’un dépassement. Ce manquement aux obligations convenues entre les parties justifie le refus de la Ville de remplir une partie de son obligation correspondante, soit le paiement de la portion non autorisée du dépassement.
[…]
[119] Si le Tribunal faisait droit à l’argument de Génipur et concluait à la réception de l’indu, cela rendrait impossible pour les villes de contrôler leurs coûts en semblable et de respecter leur budget. Il suffirait à un entrepreneur d’exécuter les travaux pour ensuite demander paiement et, en cas de refus, prétendre à la réception de l’indu. Un tel résultat absurde ne saurait être retenu.
Conclusion
Les conclusions de la juge au sujet de l’application du cadre contractuel quant au budget autorisé et de la répétition de l’indu sont de nature à rassurer les municipalités sur les impacts réels de l’arrêt Octane. En effet, comme le démontrent plusieurs décisions rendues depuis l’arrêt Octane (dont l’arrêt de la Cour d’appel dans l’affaire Unibec c. Ville de Saguenay), les tribunaux demeurent respectueux du cadre contractuel selon lequel les travaux supplémentaires doivent être autorisés et des principes entourant le consentement municipal aux modifications.
Dans l’affaire Génipur, le fait que le contrat prévoit explicitement l’exigence de respecter le budget et sa procédure de modification, et surtout la preuve que cette procédure a été dans les faits respectée sur le terrain, nous apparaissent déterminants. En effet, Génipur ne pouvait soutenir avoir été induite en erreur ou rassurée par les représentants de la Ville sur le fait que les honoraires excédentaires seraient payés.