Aménagement et urbanisme, Expropriation déguisée, Immobilier

Le patrimoine culturel opposé au patrimoine du propriétaire privé : l’expropriation déguisée en contexte de protection du patrimoine

SBDF inc. c. Saint-Augustin-de-Desmaures (Ville de), 2023 QCCS 107

Dans un jugement rendu le 17 janvier 2023, la Cour supérieure du Québec accueille un recours en expropriation déguisée et ordonne à la municipalité de Saint-Augustin-de-Desmaures d’acheter aux demandeurs un terrain vacant cité par celle-ci comme immeuble patrimonial sur lequel aucune construction ne peut être érigée (ce jugement a d’ailleurs été l’objet d’un article sur le site de Radio-Canada).

Les propriétaires avaient fait l’acquisition du terrain vacant en 2018, à la suite d’une subdivision d’un lot plus vaste sur lequel se trouvent des vestiges de bâtiments à valeur historique (chapelle, grange), site désigné comme le Domaine des Pauvres. Le terrain en litige étant situé en zone agricole, les propriétaires entreprennent des démarches auprès de la Commission de la protection du territoire agricole (CPTAQ), afin de faire reconnaître un droit acquis à l’usage résidentiel. La municipalité supporte cette démarche des propriétaires, qui s’avère fructueuse. Un certificat d’abattage d’arbres est aussi délivré par la municipalité afin de permettre l’implantation de la résidence projetée. Le maire admettra, par la suite, que la municipalité l’aurait « échappé » en appuyant ces démarches (ou que le dossier serait « passé entre les mailles du filet » selon le Journal de Québec).

Dans le processus d’adoption de cette nouvelle protection patrimoniale, le maire exprimera publiquement l’avis qu’il ne peut plus « rien être fait » sur le terrain. Malgré cela, la municipalité refuse notamment de modifier la valeur au rôle d’évaluation, puisqu’une construction n’est pas impossible. En ce sens, une deuxième demande de permis, cette fois complète et tenant compte des nouvelles restrictions visant le site et le terrain, sera finalement déposée par les propriétaires puis refusée par la municipalité.

Le tribunal conclut à l’expropriation déguisée

Le tribunal rappelle qu’une municipalité, par son pouvoir réglementaire, ne peut neutraliser un droit de propriété sans avoir l’obligation corrélative d’acheter le bien immeuble concerné. Il souligne aussi que l’atteinte au droit de propriété doit être absolue et assimilable à une vraie confiscation. Le tribunal rappelle aussi que la bonne foi de la municipalité dans ses choix réglementaires n’est pas déterminante; c’est le résultat et l’effet concret de la réglementation qui sont déterminants.

Le tribunal conclut d’abord que l’encadrement mis en place par le conseil en 2019 aurait pu et dû inclure des conditions et des orientations de manière à permettre au conseil d’autoriser des constructions, et ce, malgré le caractère patrimonial du site. Or, la municipalité n’ayant pas agi en ce sens, l’analyse à faire relève de l’arbitraire. Le sort d’une telle démarche de développement est scellé d’avance.

Au surplus, un architecte avait rendu un avis à la municipalité, affirmant notamment qu’il était préférable de ne permettre aucune construction sur le terrain pour préserver la cohérence de l’ensemble du site. À défaut, l’architecte y déclinait plusieurs conditions très strictes ne menant qu’à une seule issue : préférer le maintien du caractère vacant du terrain, au bénéfice du site complet.

Comme l’explique le tribunal, cet avis est demandé en dernier recours par la municipalité, vu l’absence de critères sur lesquels s’appuyer :

[57]      À la suite de la dernière demande de permis de construction, laquelle a été refusée, Saint-Augustin a requis l’avis d’une architecte concernant le projet de construction. Bouffard et Lajoie ont appris l’existence de cet avis quelques jours avant l’instruction, soit lors de la transmission de la pièce, après l’introduction de la Demande introductive d’instance.

[58]      À la lecture de la réglementation, le Tribunal conclut que Saint-Augustin, dépourvue devant la demande de permis de construction formulée, parce que n’ayant établi aucun véritable critère permettant d’octroyer ou non un permis de construction pour une résidence unifamiliale sur le site du Domaine des Pauvres, requiert l’avis de l’architecte.

[59]      Ainsi, la réglementation donne une discrétion au Conseil parce que les critères sont imprécis. En raison de cette situation, les Bouffard-Lajoie ne peuvent comprendre de quelle manière le projet de construction va être analysé et sur quelle base. L’analyse laisse donc place à l’arbitraire.

[60]      Le mandat de l’architecte, une spécialiste du domaine patrimonial, selon ce qu’elle représente dans l’avis, est d’analyser et d’émettre un avis sur l’adéquation entre le projet soumis et les exigences patrimoniales répondant aux objectifs de la citation du Domaine des Pauvres et à la réglementation afférente. La lecture de l’avis convainc le Tribunal que sa recommandation principale est de ne permettre aucune construction sur le Lot parce que cela nuirait à la cohérence de l’ensemble et à la compréhension du site patrimonial.

De l’avis du tribunal, la réglementation adoptée par le conseil, lue dans son ensemble, mène nécessairement au maintien du caractère vacant du terrain et rend irréaliste une éventuelle construction sur le terrain.

Dans un tel contexte, et soulignant au passage que la municipalité a contribué à la situation vécue par les propriétaires par son appui initial à l’usage résidentiel du terrain, le tribunal conclut être en présence d’une situation d’expropriation déguisée. Le terrain étant vacant et la seule vocation privée étant résidentielle, si aucune construction ne peut y être érigée, il y a anéantissement du droit de propriété des demandeurs.

Le tribunal résume ainsi son raisonnement quant à l’expropriation déguisée :

[69]      Saint-Augustin a choisi d’inclure le Lot dans le site patrimonial du Domaine des Pauvres au lieu d’exercer son pouvoir d’expropriation. Agissant ainsi, elle exproprie le Lot, de façon déguisée, puisque l’effet des règlements est de retirer tout usage du Lot, voire l’exercice du droit de propriété.

[70]      Concernant les recommandations de l’architecte soumises s’il advenait que Saint‑Augustin décide de maintenir la possibilité de construire une résidence familiale, malgré son constat général de ne pas autoriser de construction sur le Lot, rappelons que ces recommandations n’avaient pas été élaborées lors de la demande de permis de SBFD. Le Tribunal souligne que ces recommandations ne sont pas des critères édictés par le conseil.

[71]      Aussi, après examen des recommandations de l’architecte, le Tribunal est d’avis que ces recommandations sont si sévères, particulières, restreintes et nombreuses, qu’elles sont de nature à annihiler le droit de propriété.

[72]       Le Lot étant vacant, cette situation où une construction ne peut être érigée, anéantit la possibilité d’utiliser le Lot, alors que le Lot était destiné à un usage résidentiel et acquis dans le but d’ériger une résidentielle familiale.

[73]      Les contraintes imposées sont prohibitives, elles privent SBFD de construire et d’une utilisation raisonnable du Lot.

[74]      La preuve convainc le Tribunal qu’il y a expropriation déguisée.

Un rappel des limites du pouvoir de régir l’utilisation du sol

Cette affaire est une illustration somme toute assez classique de la notion d’expropriation déguisée, notion qu’il serait peut-être plus approprié d’appeler expropriation de facto. En effet, une telle situation n’étant pas tributaire d’une intention spécifique et cachée de confiscation sans indemnisation, l’expression « déguisée » contribue peut-être à une interprétation trop restrictive de la notion par certains.

Une municipalité ne peut utiliser ses pouvoirs réglementaires de manière à ce que dans les faits, un terrain privé devienne au seul bénéfice du public et sans jouissance raisonnable possible par ses propriétaires, et ce, même si la municipalité estime agir dans l’intérêt public. À moins d’une habilitation législative claire permettant à une municipalité d’imposer de telles restrictions à la propriété privée, le tout constitue une confiscation qui emporte normalement l’obligation d’en faire l’acquisition. Dans ce cas précis, c’est-à-dire en matière de protection du patrimoine, aucune telle disposition ne pouvait être invoquée par la municipalité pour s’éviter une obligation d’acheter le terrain concerné, qui était devenu sans aucune valeur aux mains de ses propriétaires privés.

Comme le disait la Cour d’appel dans l’arrêt Benjamin : « si le règlement de zonage n’est pas modifié, Benjamin aura pour seul privilège le droit de payer des taxes sur un terrain qu’il ne pourra ni utiliser ni vendre ». Cette citation aurait pu s’appliquer assez bien à la situation vécue par les propriétaires en l’espèce, n’eût été l’intervention du tribunal pour en forcer l’acquisition par la municipalité.

De plus, la manière dont le conseil a exercé son pouvoir réglementaire, dans le contexte particulier d’un objectif de protection du patrimoine prévu par la Loi sur le patrimoine culturel, a certainement contribué au rejet de la défense présentée par la municipalité. Rappelons que le conseil n’avait adopté aucun critère ni condition susceptible de mener à l’autorisation d’un développement résidentiel conciliable avec la protection patrimoniale du site et les vestiges qui s’y trouvent. Ce silence a certainement appuyé la conclusion du tribunal à l’effet que la volonté réelle du conseil était l’absence de toute nouvelle construction sur ce site. Ce choix aura des conséquences pour les contribuables de la municipalité.

Cette affaire se démarque parce qu’elle traite de protection du patrimoine plutôt que de zonage. Cela dit, elle ne répond pas aux questions que soulève la notion d’expropriation déguisée en contexte de prohibitions autorisées par la Loi sur l’aménagement et l’urbanisme, notamment les pouvoirs en matière de préservation des milieux humides et des zones inondables (art. 113 16). Des litiges sont actifs et en attente de jugement concernant ces autres pouvoirs. À suivre.

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