Charest c. Procureur général du Québec, 2023 QCCS 1050
La nouvelle a fait grand bruit : le gouvernement du Québec est condamné à payer 35 000 $ en dommages compensatoires et 350 000 $ en dommages punitifs à l’ex-premier ministre Jean Charest suite à des fuites de renseignements le concernant dans le cadre de l’enquête Mâchurer de l’Unité permanente anti-corruption (UPAC).
Ce jugement sert un avertissement sévère aux organismes publics, dont les municipalités, à qui incombent la responsabilité de protéger les renseignements personnels.
Les faits sont bien connus : en avril 2014, suite à la commission Charbonneau, l’UPAC déclenche l’enquête Mâchurer portant sur le financement sectoriel opéré par le Parti libéral du Québec.
Le 24 avril 2017, le Journal de Montréal publie des informations obtenues ou créées par l’UPAC dans le cadre de son enquête, démontrant que monsieur Charest est directement visé par l’enquête. On apprend entre autres qu’il a été sous surveillance policière jusqu’en janvier 2016 et que l’UPAC avait l’intention d’intercepter ses conversations privées avec monsieur Bibeau, l’argentier du PLQ.
Le Journal de Montréal publie également un organigramme intitulé « Financement politique illégal : le projet MÂCHURER » préparé par l’UPAC, mais qui ne permet pas d’identifier le rôle précis joué par monsieur Charest dans ce stratagème.

Le 25 avril 2017, une enquête administrative est initiée au sein de l’UPAC pour identifier la source des fuites. L’enquête révèlera que la gestion des documents confidentiels est déficiente, notamment parce que les systèmes informatiques ne permettent pas d’identifier la personne qui a imprimé ou transféré un document.
Quelques jours plus tard, le commissaire de l’UPAC déclare en commission parlementaires que les fuites sont le fait d’un « bandit » au sein de son organisation, bien que l’enquête administrative ne soit pas terminée et que ce dernier ne puisse manifestement pas être identifiée.
Les enquêteurs concluent à la nécessité d’une enquête criminelle, laquelle sera menée par le Bureau des enquêtes indépendantes (BEI) sous le nom de projet Serment. Celle-ci pointera vers la responsabilité des gestionnaires de l’UPAC.
En février 2022, l’UPAC met fin à l’enquête Mâchurer sans qu’aucune accusation ne soit portée.
Entre temps en 2020, monsieur Charest dépose une poursuite contre l’État, alléguant que le défaut de l’UPAC de protéger les renseignements personnels le concernant a causé une atteinte à sa réputation.
Dans le cadre des procédure, le Procureur général admet que les informations publiées par le Journal de Montréal proviennent du dossier d’enquête de l’UPAC, ce qui scelle la question du manquement à son obligation de protéger les renseignements personnels et donc de la faute.
Au chapitre des dommages compensatoires, le Tribunal accorde une somme de 35 000 $ à monsieur Charest, reconnaissant que ce dernier a été humilié aux yeux de sa famille, de ses collègues et du public par la divulgation d’informations le plaçant au centre d’une enquête criminelle.
Le Tribunal poursuit ensuite son analyse par l’attribution de dommages punitifs, ce qui nécessite la présence d’une atteinte intentionnelle ou d’une faute lourde.
Les dommages punitifs : la commission d’une faute lourde
L’article 167 de la Loi sur l’accès aux documents des organismes publics et la protection des renseignements personnels prévoit que des dommages punitifs sont accordés lorsque l’atteinte au droit à la protection des renseignements personnels est intentionnelle ou résulte d’une faute lourde. Le Tribunal explique ainsi son raisonnement :
[59] L’obligation de protéger les renseignements personnels incombe à l’organisme public. En cas de non-respect de cette obligation, l’article 167 prévoit des dommages-intérêts punitifs contre l’organisme public seulement. Les membres de l’organisme et le gouvernement en son ensemble n’y sont pas mentionnés :
167. À moins que le préjudice ne résulte d’une force majeure, l’organisme public qui conserve un renseignement personnel est tenu de la réparation du préjudice résultant d’une atteinte illicite à un droit reconnu par le chapitre III.
En outre, lorsque l’atteinte est intentionnelle ou résulte d’une faute lourde, le tribunal accorde des dommages-intérêts punitifs d’au moins 200 $.
[60] L’organisme public qui avance que l’atteinte est causée par une force majeure ou par un employé malveillant porte le fardeau de le prouver.
[61] Les dommages-intérêts punitifs sont dus en cas d’atteinte intentionnelle au droit à la protection des renseignements personnels ou lorsque l’atteinte résulte d’une faute lourde. L’atteinte au droit de M. Charest était intentionnelle. Il est raisonnable de conclure que la personne qui a divulgué les renseignements personnels de M. Charest a agi délibérément afin qu’ils soient communiqués au public. Pour quelle autre raison est-ce qu’elle les aurait divulgué à un journaliste? Il était prévisible que cette révélation ait l’effet d’une bombe et soit publiée par des médias à grand tirage à travers le Québec et ailleurs au Canada .
[62] L’atteinte est aussi le résultat d’une faute lourde. L’article 1474 C.c.Q. définit la faute lourde comme « celle qui dénote une insouciance, une imprudence ou une négligence grossières. » La Cour suprême du Canada cite cette définition de Pothier :
« [La faute lourde est] celle qui consiste à ne pas apporter aux affaires d’autrui le soin que les personnes les moins soigneuses et les plus stupides ne manquent pas d’apporter à leurs affaires . »
[63] Le défaut du Commissaire de respecter plusieurs lois qui protègent les renseignements personnels et les informations conservées aux dossiers d’enquête constitue une faute lourde. L’article 16.1 de la Loi concernant la lutte contre la corruption permet au Commissaire d’obtenir des renseignements personnels détenus par d’autres organismes publics, mais à la condition de respecter « les exigences constitutionnelles en matière de vie privée. » L’article 17 de cette loi permet aux membres de l’UPAC de partager des renseignements personnels, mais à la même condition. Les exigences constitutionnelles incluent le droit à la vie privée qui est protégé par la Charte canadienne des droits et libertés , par la Charte des droits et libertés de la personne du Québec et par le Code civil du Québec . La divulgation des renseignements personnels de M. Charest à un journaliste enfreint ce droit.
[68] Un Commissaire ou un membre de l’UPAC qui enfreint autant de lois qui encadrent ses fonctions fait preuve d’une insouciance, d’une imprudence et d’une négligence grossières vis-à-vis ses obligations, pour reprendre les termes de l’article 1474 C.c.Q. Pour paraphraser Pothier, la personne qui a divulgué les renseignements personnels s’est montré moins soucieuse envers la vie privée de M. Charest qu’envers la sienne. La preuve est que son identité demeure inconnue, alors que nous avons appris beaucoup sur la vie privée de M. Charest à travers ces divulgations.
Ici, la conclusion du juge sur la présence d’une atteinte intentionnelle et d’une faute lourde est certainement influencée par l’admission faite par le commissaire de l’UPAC en commission parlementaire que la fuite est le fait d’un « bandit » dans son organisation, ce qui laisse peu de doute sur le caractère intentionnel du geste.
Le quantum des dommages punitifs
Le Tribunal analyse ensuite les différents facteurs qui l’aident à fixer le quantum des dommages punitifs :
[72] La gravité de la faute : Quoi de plus grave dans un État de droit qu’un policier hors la loi? Un policier qui ne respecte pas les lois qui encadrent ses fonctions, qui ne respecte pas les lois fondamentales du Québec, qui abuse de sa position privilégiée et de l’autorité de son organisation pour s’attaquer à quelqu’un qui n’a pas la chance de se défendre. Un policier qui divulgue des informations confidentielles d’une enquête en cours sans aucune justification légitime. Un policier qui choisit de demeurer dans l’anonymat parce qu’il n’a pas le courage d’assumer la responsabilité pour ses gestes.
[…]
[74] La gravité de la faute s’apprécie également en fonction de l’humiliation et de l’angoisse vécues par M. Charest qui sont décrites ci-haut.
[75] Le patrimoine du débiteur : Le Commissaire dispose d’un budget important provenant de fonds publics.
[76] La condamnation déjà prononcée : M. Charest recevra 35 000 $ en dommages-intérêts compensatoires, mais ce n’est pas suffisant en soi pour dénoncer le comportement du Commissaire et prévenir des récidives.
[77] Est-ce que le Commissaire assumera l’obligation de payer : Le Procureur général du Québec défend les intérêts du Commissaire, mais il n’a pas indiqué si les dommages-intérêts punitifs seront prélevés du budget du Commissaire ou versés à même un fonds général du gouvernement.
[78] Les autres facteurs pertinents : La divulgation des renseignements personnels de M. Charest n’était pas un geste isolé. Comme mentionné plus haut, le BEI identifie douze fuites aux médias avant le 24 avril 2017 et quarante et une après . Les fuites de l’enquête Mâchurer ont donné lieu à une enquête administrative qui a recommandé une enquête criminelle . Il y a eu une fuite aux médias dans le cadre du Projet A qui enquêtait sur les fuites aux médias dans une série d’enquêtes menées par l’UPAC, incluant Mâchurer . Le Projet A a provoqué une deuxième recommandation pour une enquête criminelle . Tous ces éléments peignent le portrait d’une unité policière hors contrôle. Toutefois, depuis 2019, la haute direction de l’UPAC a été remplacée et, selon la preuve au dossier, le nombre de fuites a diminué.
[…]
[83] Ce dossier traite également de l’instrumentalisation illégale des renseignements personnels. Les parties ont présenté ce dossier en termes des droits de tout citoyen à la protection de ses renseignements personnels, sans tenir compte du fait que M. Charest est un ancien premier ministre. Or, la divulgation de ses renseignements personnels est d’une nature politique indéniable. Cet élément influence l’objectif de la dissuasion, que ce soit envers l’UPAC (la dissuasion particulière) ou envers tout autre organisme public (la dissuasion générale) qui est soumis à l’obligation de protéger les renseignements personnels des personnages publics.
[84] Un montant significatif doit être accordé pour rappeler à tous les organismes publics, que ce soit l’UPAC, l’Agence du revenu du Québec, le Directeur de l’état civil, ou autres, de leur obligation de protéger les renseignements personnels qu’ils détiennent, même s’ils pensent tirer avantage d’une divulgation anonyme et illégale des informations privées d’une personnalité publique.
[85] Des dommages-intérêts punitifs de 350 000 $ sont justifiés dans la présente instance. C’est une somme importante et suffisante pour exprimer la désapprobation devant le défaut du Commissaire de protéger les renseignements personnels et pour prévenir des récidives.
On peut douter ici que l’objectif de dissuasion visé par l’attribution de dommages punitifs soit pleinement atteint. En effet, c’est l’organisme qui est visé par la condamnation et celle‑ci sera assumée par le Trésor public, et non par les individus qui ont posé les gestes à l’origine des fuites. Cette réalité est toutefois conforme à l’intention du législateur qui, à l’article 167 de la Loi sur l’accès, impute la responsabilité à l’organisme lui-même.
Conclusion
Bien que les faits de cette affaire soient d’une gravité extrême et heureusement peu communs, elle sert un avertissement sévère aux organismes publics : la divulgation non autorisée de renseignements personnels est susceptible de donner lieu à des condamnations substantielles. D’autant plus qu’à l’ère des réseaux sociaux, les suites d’une telle divulgation peuvent rapidement être hors de tout contrôle.
Les organismes publics, dont les municipalités, ont donc tout intérêt à mettre en place des mécanismes efficaces de protection des renseignements personnels et à y sensibiliser leur personnel, afin d’éviter que de telles fuites se produisent.