Amzallag c. Ville de Sainte-Agathe-des-Monts, 2018 QCCA 1439
Dans l’exercice de leurs attributions, les services d’urbanisme des municipalités disposent d’importants pouvoirs d’inspection leur permettant, entre autres, de visiter les terrains et les bâtiments privés pour vérifier si la réglementation d’urbanisme est respectée. Comme tout autre pouvoir d’une autorité publique, ceux-ci doivent toutefois être exercés en respectant les droits fondamentaux des citoyens, dont le respect de la propriété et de la vie privée.
Bien que les pouvoirs d’inspection des services d’urbanisme n’aient pas été l’objet d’une jurisprudence aussi abondante que les pouvoirs d’enquête des policiers, les tribunaux s’y sont intéressés dans certaines décisions récentes. Ainsi, la Cour supérieure et la Cour ont déclaré que ces pouvoirs sont constitutionnellement valides et qu’ils permettent aux services d’urbanisme de mener des inspections de façon spontanée ou systématique, sans motif particulier de croire qu’une infraction est commise (Rossdeutscher c. Ville de Montréal, 2016 QCCS 513 confirmé par 2017 QCCA 1876; Doucet c. Ville de Saint-Eustache, 2018 QCCA 282).
Dans l’affaire Amzallag c. Ville de Sainte-Agathe-des-Monts, la Cour d’appel reconnaît toutefois que ces pouvoirs sont limités par la loi et le règlement qui les autorisent, et que la preuve recueillie lors d’une inspection menée illégalement est susceptible d’être écartée par le juge du procès. Dans cette affaire, la Cour d’appel juge toutefois que la gravité de la violation des droits fondamentaux des appelants ne justifie pas l’exclusion de la preuve.
Le contexte
Les appelants sont propriétaires de plusieurs bâtiments sur le territoire de la Ville de Sainte-Agathe-des-Monts, dont certaines parties sont loués à des fins résidentielles. En 2012, cette dernière entreprend un recours fondé sur les articles 227 et 231 de la Loi sur l’aménagement et l’urbanisme, afin d’obtenir une ordonnance de démolition des immeubles ou, subsidiairement, qu’il soit ordonné aux appelants d’effectuer des travaux de réparation.
Le 21 octobre 2015, quelques semaines avant le procès, la Ville transmet un avis aux appelants leur indiquant qu’elle procédera à une inspection le 2 novembre à 9 h 30. Les appelants répondent que l’inspection envisagée est abusive et qu’ils s’y opposent. À la date prévue, les représentants de la Ville, accompagnés d’un ingénieur, se présentent sur les lieux et ont recours aux services d’un serrurier pour pénétrer dans les bâtiments.
Au procès, les appelants s’objectent au témoignage des représentants de la Ville et au dépôt des rapports et photographies découlant de la visite du 2 novembre 2015. Le juge Jean-François Michaud rejette cette objection, jugeant que l’inspection était autorisée par la réglementation municipale. Sur le fond, il ordonne aux appelants de procéder à des travaux de réparation, à défaut de quoi la Ville est autorisée à démolir les bâtiments.
Les appelants portent le jugement en appel, soutenant que le juge du procès aurait dû exclure la preuve recueillie lors de l’inspection du 2 novembre 2015.
Les pouvoirs d’inspection conférés par le Règlement 2009-U51 de la Ville ne permettent pas d’entrer de force
Accueillant l’argument des appelants, la Cour d’appel, sous la plume de la juge Manon Savard, considère que les dispositions du Règlement 2009-U51 relatives aux pouvoirs d’inspection, édictées en vertu de l’article 411 de la Loi sur les cités et villes, ne permettent pas aux inspecteurs d’entrer de force :
[35] À cette date, la Ville sait que les appelants refusent de lui donner accès à l’intérieur des bâtiments à inspecter. Elle ignore à quelles fins servent les bâtiments, mais est au fait qu’en 2012, lors de la dernière inspection,certaines unités étaient utilisées à titre de résidences privées, deux d’entre elles par les appelants, d’autres par des locataires. Or, il est acquis qu’en pareils lieux, les attentes en matière de vie privée sont plus élevées qu’à l’égard d’un établissement commercial ou d’une automobile. Dans un tel contexte, à mon avis, la Ville ne pouvait s’autoriser de l’article 3.1.3(3) du Règlement 2009-U51 pour accéder à l’intérieur des bâtiments qu’elle devait considérer être des résidences privées, à tout le moins pour certaines unités,en forçant les serrures ou en s’introduisant par la fenêtre, sans autorisation préalable.
[36] D’abord, cette disposition réglementaire ne l’autorise pas expressément. La terminologie utilisée permet plutôt d’y voir une inspection en présence de la partie concernée : l’inspecteur « visit[e] et examin[e], … l’intérieur […] de toute maison [….] » pour constater le respect de la réglementation d’urbanisme. «Les propriétaires, locataires ou occupants sont obligés de le recevoir et de répondre » à ses questions. L’article 411 LCV, qui encadre le pouvoir réglementaire de la Ville, prévoit l’adoption d’un règlement visant, d’une part, à autoriser un fonctionnaire à procéder à une telle inspection et, d’autre part, à « obliger les propriétaires ou occupants de ces propriétés, bâtiments et édifices, à y laisser pénétrer les fonctionnaires ou employés de la municipalité ». La sanction prévue en cas de refus du citoyen de donner accès à l’intérieur du bâtiment en est une de nature pénale uniquement (article 4.2 du Règlement 2009-U51, supra, note de bas de page 15). On ne lui confère pas expressément le pouvoir d’entrer, de son propre chef, dans une maison d’habitation de force – par exemple en forçant les serrures — alors qu’il n’y a aucun enjeu d’urgence ou de danger grave. À mon avis, vu l’importance de l’atteinte à la vie privée qu’il comporte, un tel pouvoir requiert un texte clair, que je ne retrouve pas ici. En cas d’ambiguïté, la loi doit être interprétée et appliquée de façon à préserver les droits fondamentaux du citoyen.
[…]
[39] D’ailleurs, avant l’arrêt Potash, la Cour d’appel d’Ontario avait adopté la même approche dans Belgoma Transportation Ltd. v. Ontario (Director of Employment Standards) où, toujours en obiter, elle énonce que le recours de l’agent des normes d’emploi en cas de refus d’un employeur de le laisser entrer dans ses locaux commerciaux malgré ses pouvoirs d’inspection – de la même nature que ceux en l’espèce – est le dépôt d’une plainte pénale. A fortiori,selon moi, lorsqu’il est question d’une maison d’habitation. Discutant de cet arrêt, un auteur souligne que « la cour décrit les limites des pouvoirs de l’inspecteur et met [l’accent] sur le fait qu’en cas de refus du citoyen, le seul recours de l’inspecteur est le dépôt d’une plainte pénale. L’inspecteur n’a pas le pouvoir de forcer l’entrée. » (soulignement ajouté).
[40] Il est vrai, tel que le souligne la Ville, qu’en cas de refus d’accès à l’intérieur d’un bâtiment, le législateur n’a prévu aucune procédure au bénéfice des municipalités pour obtenir un mandat l’autorisant à utiliser la force en pareilles circonstances. Toutefois, la Ville ne peut s’autoriser d’un tel silence législatif, qu’il revient d’ailleurs au législateur de combler, pour élargir la portée de ses pouvoirs d’inspection et justifier que son représentant accède, avec l’aide d’un serrurier et sans autorisation préalable,à l’intérieur de la résidence d’un propriétaire qui lui en refuse l’accès. D’autant plus que, selon moi, le recours à l’injonction, comme la Ville l’ad’ailleurs déjà fait en 2012 et aurait pu le faire dans le cadre de la présente instance en vertu de l’article 158 C.p.c., pourrait, selon les circonstances, s’avérer un véhicule procédural approprié. Il est vrai que le rôle du tribunal en pareils cas sera limité, en ce qu’il ne ferait que constater le pouvoir de l’inspecteur et le refus illégal du propriétaire, de l’occupant ou du locataire, mais son intervention s’avère nécessaire selon moi pour permettre au premier d’accéder à une maison d’habitation de force.
Les pouvoirs d’inspection ne peuvent pas être utilisés pour compléter ou mettre à jour la preuve dans un contexte judiciaire
Par ailleurs, bien que cet argument n’ait pas été plaidé par les appelants, la Cour exprime un avis défavorable à l’utilisation des pouvoirs d’inspection pour compléter ou mettre à jour la preuve en vue d’un procès :
[34] Avant de ce faire, j’ouvre ici une parenthèse. Tant en première instance que devant la Cour, la Ville s’autorise de l’article 3.1.3(3) du Règlement 2009-U51 pour justifier l’inspection du 2 novembre 2015. Le juge de première instance endosse cette approche. Les appelants concentrent également leur mémoire sur la portée de cette disposition réglementaire. Bien que cette question n’ait pas été plaidée par les parties, j’exprime néanmoins des réserves importantes à l’égard d’une telle approche. Il me semble qu’il ne s’agit pas ici d’une visite effectuée par l’inspecteur en bâtiment dans le cadre d’un examen de routine d’inspection réglementaire ou à la suite d’une plainte d’un citoyen. Elles’inscrit plutôt dans l’instance judiciaire opposant les parties, alors que la Ville désire mettre à jour sa preuve en vue du procès. Une telle approche est certes louable, et même souhaitable comme l’indique le juge de première instance, si ce n’est pour s’assurer de l’état des lieux en raison du passage du temps et de la nécessité même du procès. Toutefois, comme un auteur le souligne, « une visite aux fins de constituer une preuve après la constatation d’une infraction n’est pas un des objets prévus à la loi », pas plus d’ailleurs qu’au Règlement 2009-U51. Une fois les procédures judiciaires entamées,le litige devrait être régi par les règles de procédure civile, notamment à l’article 251 C.p.c. Il me semble donc difficile, prima facie, de conclure que cette inspection est « autorisée » par la loi. Mais, quoi qu’il en soit,puisque les parties n’ont pas abordé cette question, je referme cette parenthèse, tout en soulignant que le sort du pourvoi aurait de toute façon été le même vu mon analyse sur l’article 2858 C.c.Q.
Bien que ce commentaire soit très pertinent, certaines nuances s’imposent. Nous comprenons tout à fait que les inspecteurs municipaux ne doivent pas utiliser leurs pouvoirs d’inspection pour contourner les conditions et les procédures prévues par le Code de procédure civile pour avoir accès à un élément de preuve détenu par la partie adverse ou par un tiers. Cependant, cette restriction n’empêche pas l’utilisation en Cour de la preuve recueillie lors d’une inspection menée avant que des procédures soient intentées ou même lors d’une inspection, de routine ou motivée par des plaintes subséquentes, menée après l’institution des procédures. Tout dépend de l’objectif réel de l’inspection.
Que retenir de cette décision?
Tout d’abord, comme le reconnaît la juge Savard, la violation des droits du propriétaire sera toujours une question de contexte, puisque il existe autant de conclusions possibles que de situations de fait :
[33] Cette question peut se soulever dans différentes circonstances qui pourraient ne pas nécessairement mener à une solution unique. On peut concevoir que la réponse puisse être différente, selon que l’intérieur d’un bâtiment à être inspecté est accessible à tous sans obstacles physiques, en raison de son architecture par exemple, ou encore, selon qu’il s’agit d’une résidence privée, protégée par une porte verrouillée. Les motifs à l’origine de l’inspection et les circonstances menant à celle-ci pourraient possiblement être également un facteur à considérer. Je pense par exemple à une situation d’urgence où la santé et la sécurité du public pourraient être en danger. Puisque chaque cas demeure d’espèce, je limiterai donc mon analyse à la situation telle qu’elle prévalait le 2 novembre 2015.
Ainsi, on verrait mal un juge exclure la preuve recueillie par un inspecteur dans le stationnement d’un centre commercial ou sur un terrain vacant, l’expectative de vie privée y étant minimale.
Cet arrêt soulève toutefois la question de la procédure que les municipalités doivent suivre pour mener une inspection lorsque le propriétaire refuse l’accès à l’immeuble. Comme le mentionne la juge Savard, le législateur n’a prévu aucune procédure particulière pour permettre à une municipalité d’obtenir cet accès.
Comme la juge Savard le suggère, la municipalité pourrait s’adresser à la Cour supérieure pour obtenir une ordonnance enjoignant au propriétaire de lui donner accès et, à défaut, l’autorisant à pénétrer dans les lieux. Comme aucune instance judiciaire n’existe généralement à l’étape de l’inspection, la municipalité pourrait alors procéder par une demande d’injonction permanente, avec les délais et les coûts que cela suppose. Si elle est en mesure de démontrer l’urgence de procéder à l’inspection, la municipalité pourrait demander d’être entendue plus rapidement par la Cour supérieure.
1 réflexion au sujet de “Le service d’urbanisme n’est pas un « SWAT team » !”