Élus municipaux, Pouvoirs municipaux, Responsabilité contractuelle

Poursuites-bâillons : mauvaise séquence pour les municipalités et leurs élus

Syndic de Montréal c’est électrique c. Ville de Montréal, 2018 QCCS 5258

Au cours des dernières semaines, les grands médias ont largement fait état du dossier opposant la minière Canada Carbon et la municipalité de Grenville-sur-la-Rouge. Poursuivie pour 96M$ pour avoir empêché une exploitation minière suite à une modification de zonage, celle-ci a échoué à faire déclarer qu’elle était victime d’une poursuite-bâillon. On apprenait cependant dans les derniers jours que Grenville-sur-la-Rouge obtenait l’autorisation de porter ce jugement en appel, ce qui est rare pour un jugement qui rejette une demande en rejet. Mais voici comment la Cour d’appel justifiait l’autorisation :

[2] Au stade de la permission d’appeler, je dois m’assurer que la demande respecte les exigences de l’article 31 C.p.c. Il est plutôt rare que le rejet d’une demande en rejet progresse devant la Cour d’appel puisque fondamentalement, rien n’est décidé qui cause préjudice à une partie.
[3] Toutefois, en raison des faits uniques de la présente affaire mettant en cause une allégation de poursuite « bâillon », la simple existence d’une procédure abusive de ce type peut être source de préjudice : Cooperstock c. United Air Lines Inc., 2013 QCCA 1670 (CanLII), par. 15. Sans me prononcer sur les chances de succès de l’appel, j’estime qu’il doit être autorisé.

Au même moment, les médias faisaient également mention de la décision Syndic de Montréal c’est électrique c. Ville de Montréal, précitée. Dans cette affaire, la Cour supérieure refusait ici aussi de déclarer au stade préliminaire que le recours de la demanderesse était une poursuite-bâillon à l’encontre de la co-défenderesse Valérie Plante. Résumons rapidement cette décision avant d’analyser les motifs de la Cour supérieure relativement (i) à la présence de Mme Valérie Plante comme partie défenderesse et (ii) à l’existence d’une poursuite-bâillon.

Les faits

En 2016, sous l’ex-maire Denis Coderre, Montréal faisait le nécessaire afin de devenir hôte du championnat du monde de la Formule E pour une durée de trois (3) ans. Un organisme sans but lucratif – la demanderesse Montréal c’est électrique (MCE) – était alors créé afin de devenir le promoteur de l’événement et elle signe un contrat avec les propriétaires de la Formule E. La Ville de Montréal doit tout de même assumer plusieurs obligations aux termes de ce contrat.

Lors de la campagne électorale à l’automne 2017, le parti politique de Mme Valérie Plante promet de renégocier les termes du contrat et les modalités entourant la tenue du championnat du monde à Montréal. En décembre 2017, après l’élection de Projet Montréal et l’avortement des négociations, Mme Valérie Plante annonce que la course automobile de Formule E ne se tiendra plus à Montréal.

La demanderesse MCE déclare rapidement faillite et son syndic poursuit la Ville de Montréal et Mme Valérie Plante en dommages pour un montant de 33M$. Les avocats de Mme Valérie Plante demandent le rejet des procédures à son endroit, arguant l’absence de lien de droit et l’existence d’une poursuite-bâillon.

Mme Valérie Plante à titre de codéfenderesse

La Cour supérieure réitère d’abord les principes applicables à la responsabilité civile des élus municipaux, en mentionnant que ceux-ci peuvent effectivement être tenus personnellement responsables des fautes qu’ils commettent hors du conseil municipal, soit hors du cadre de l’action législative ou administrative.

[41] Néanmoins, la Cour suprême distingue les cas où l’élu municipal agit dans le cadre de l’action législative ou administrative du conseil municipal des cas où il agit à l’extérieur de ce cadre. Ainsi, lorsqu’il agit dans le cadre du conseil municipal, l’élu ne sera pas personnellement responsable de ses actes, à moins qu’il n’ait agi frauduleusement ou avec une négligence grossière équivalant à une faute lourde. Toutefois, hors du cadre de l’action collégiale du conseil, l’élu demeure soumis au régime général de la responsabilité civile et peut être tenu responsable de sa faute, qu’elle soit simple ou lourde (…).

La Cour supérieure mentionne par la suite que selon le dossier tel que constitué lors de l’audition, celui-ci ne contient aucune résolution de la Ville de Montréal à l’effet qu’elle refuse de tenir les championnats du monde de Formule E à Montréal. Ainsi, seuls les propos de Mme Valérie Plante tenus lors d’une conférence de presse – lesquels auraient eu pour effet d’annuler la tenue de la course automobile – pourrait constituer une faute civile, ce qui fait en sorte que la Mairesse doit nécessairement être impliquée comme co-défenderesse dans le dossier :

[47] En effet, sur la base du dossier dont dispose le Tribunal et qui est nécessairement incomplet à ce stade, il ressort qu’aucune résolution de la Ville ne vient décréter l’annulation ou la non-reconduction du ePrix. Ainsi, il se peut qu’aucune résolution ou qu’aucun instrument de la Ville ne puisse être attaqué et que les demanderesses doivent s’en remettre à prouver la faute alléguée, soit l’annulation ou la non-reconduction du ePrix, en se fondant sur la faute reprochée à la Mairesse, agissant à ce titre, quant à la décision et l’expression des orientations de l’administration municipale telles qu’annoncées par elle lors de la conférence de presse du 18 décembre 2017.

On peut comprendre la décision du Tribunal de ne pas rejeter au stade préliminaire le recours contre Mme Valérie Plante : les allégués de la demanderesse MCE doivent être pris pour avérés à ce stade et il est effectivement allégué que Mme Valérie Plante « a agi de manière impulsive et arbitraire (…) contrairement aux exigences de la bonne foi ».

Ceci étant, je doute fort de l’opportunité d’ajouter Mme Valérie Plante comme partie défenderesse. Même si la Ville de Montréal n’a adopté aucune résolution pour annuler ses engagements précédents auprès de MCE ou des propriétaires de la Formule E, il n’en demeure pas moins que c’est la Ville de Montréal, à titre de personne morale, qui refuse d’honorer ses engagements contractuels et de respecter les résolutions adoptées sous l’ancienne administration.

Ainsi, ce n’est pas parce que la Mairesse annonce personnellement que la Ville de Montréal ne respectera pas ses engagements qu’elle en devient personnellement responsable. Le corollaire du principe que la municipalité ne s’exprime que par résolution est que la Mairesse ne peut personnellement renier ou écarter les résolutions adoptées par la Ville. Ainsi, il me semble que c’est bien la Ville de Montréal elle-même qui refuse d’honorer ses engagements contractuels adoptés par résolutions, et que seule celle-ci devrait être défenderesse.

Un parallèle peut être fait avec l’arrêt Québec (Ville de) c. Syndicat des employés manuels de la Ville de Québec, 2016 QCCA 272, où pendant la campagne électorale, M. Régis Labeaume avait critiqué un syndicat des employés de la Ville. Même en campagne électorale et hors du cadre de l’action du conseil municipal, il a été décidé que les propos de M. Régis Labeaume devait être imputé à la Ville de Québec, soit l’employeur, entraînant ainsi une infraction de la Ville de Québec au Code du travail.

Il n’est pas question de nier toute responsabilité personnelle des élus, mais on doit éviter de poursuivre systématiquement ceux-ci pour leurs décisions et agissements de nature exécutive qui concernent les engagements contractuels des municipalités (de la même façon que les administrateurs des sociétés privés ne peuvent généralement pas être poursuivis personnellement pour les manquements contractuels de ces dernières). Il en résulterait un alourdissement inutile des procédures et une augmentation des frais.

La poursuite-bâillon

Après avoir rappelé les principes juridiques applicables au rejet préliminaire des poursuites-bâillons, notamment celui de la prudence dont doit faire preuve le Tribunal à ce stade, la Cour supérieure refuse de rejeter la poursuite de la demanderesse Montréal c’est électrique contre Mme Valérie Plante :

[64] Plusieurs des autorités citées par la Mairesse au soutien de sa demande en rejet concernent des situations où un élu municipal faisait face à une poursuite en diffamation et où sa liberté d’expression était en cause ou bien des situations où l’élu avait agi dans le cadre du conseil municipal. Or, tel n’est pas le cas ici. Ce qui est reproché à la Mairesse est son action à l’extérieur du cadre du conseil municipal. Aussi, bien que le Tribunal conçoive aisément que la Mairesse puisse être agacée par la poursuite et qu’elle en subisse des désagréments, il n’est pas question de la museler ni de restreindre sa liberté d’expression ou d’action à titre de mairesse. Le litige se présente plutôt comme étant un litige de nature commerciale où les demanderesses tentent d’imputer une responsabilité à la Ville et à la Mairesse pour leur déconvenue financière en regard du ePrix.

Encore ici, les mêmes commentaires s’appliquent. L’action à l’extérieur du cadre du conseil municipal dont il est question ici réfère à la conférence de presse. Or, Mme Valérie Plante n’a fait qu’annoncer (ou verbaliser) la volonté de la Ville de Montréal de ne pas donner suite aux résolutions adoptées dans le cadre du conseil municipal.

Par ailleurs, si le litige est réellement de nature commerciale, alors il s’agit bien d’un recours entre cocontractants, soit entre le syndic de Montréal c’est électrique et la Ville de Montréal.

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