Habitations Germat inc. c. Ville de Lorraine, 2018 QCCS 5781
L’expropriation déguisée est un sujet qui fait couler beaucoup d’encre judiciaire par les temps qui courent. En effet, la volonté des municipalités de préserver des milieux naturels (authentique ou imposée par la planification régionale) ou simplement de contrôler le développement se heurte souvent aux ambitions légitimes des promoteurs immobiliers.
Après avoir été l’objet d’un arrêt de la Cour suprême l’été dernier, c’est encore une fois la Forêt du Grand Côteau de la Ville de Lorraine, sur la rive nord de Montréal, qui a retenu l’attention de la Cour supérieure dans un jugement rendu juste avant le congé des Fêtes.
Le juge Stéphane Sansfaçon y décide que le recours en indemnité pour expropriation déguisée se prescrit par trois ans et que ce délai n’a commencé à courir que lorsque les promoteurs ont appris que le zonage ne serait pas modifié pour permettre de nouveau le développement résidentiel et qu’une partie de leurs terrains ne seraient pas formellement expropriés.
L’expropriation déguisée
Commençons par un rappel : l’expropriation déguisée résulte de l’action d’une autorité publique qui a pour effet d’empêcher toute utilisation d’une propriété privée et de se l’approprier dans les faits, sans offrir une juste indemnité. C’est généralement le cas quand une municipalité affecte un terrain d’un zonage « parc » ou « conservation » sans l’exproprier. Le propriétaire peut alors se prévaloir de l’article 952 du Code civil du Québec pour obtenir compensation :
952. Le propriétaire ne peut être contraint de céder sa propriété, si ce n’est par voie d’expropriation faite suivant la loi pour une cause d’utilité publique et moyennant une juste et préalable indemnité.
Bien que plusieurs jugements aient conclu, au fil des années, à l’expropriation déguisée, un certain flou persistait jusqu’à tout récemment au sujet de la nature et des conditions d’exercice des recours à la disposition du propriétaire spolié.
Dans l’arrêt Ville de Lorraine c. 2646‑8926 Québec inc., rendu en juillet 2018, la Cour suprême a précisé que le propriétaire a le choix entre deux recours :
- Le recours en nullité du règlement de zonage, fondé sur le caractère abusif de ce règlement, qui doit être intenté dans un (court) délai raisonnable au sens du droit administratif et qui vise le retour à la situation antérieure à l’entrée en vigueur du règlement attaqué;
- Le recours en indemnité, fondé sur l’article 952 du Code civil, qui est assujetti aux délais de prescription du droit civil (lequel de ces délais? C’est l’objet de ce billet) et qui vise l’obtention d’une indemnité fixée par le Tribunal;
Revenons au jugement de décembre dernier. Les demanderesses, des promoteurs immobiliers, sont propriétaires de terrains dans le même secteur que ceux qui ont été l’objet de l’arrêt de la Cour suprême et qui sont affectés du même zonage « conservation ».
Lorsque ces demanderesses ont signé des options d’achat pour les terrains, en 1986, le développement résidentiel y était autorisé. En 1991, la Ville les affecte d’un zonage « conservation » qui ne permet que certaines activités de loisirs, telles que le ski de fond et la randonnée pédestre. Le président des demanderesses, monsieur Marthon, n’apprend l’existence de ce zonage qu’après l’acquisition des terrains. Jusqu’en 2007, des discussions ont lieu entre les demanderesses et la Ville pour remettre en place un zonage résidentiel. En 2007, la Ville publie un avis de réserve pour fins publiques sur les terrains, ce qui laisse présager leur éventuelle acquisition. Puis, en 2011, elle décide de n’exproprier qu’une partie des terrains des demanderesses. En 2012, celle-ci déposent donc un recours pour être indemnisées.
Coup de théâtre : lors du procès, l’avocat de la Ville admet que le règlement constitue une expropriation déguisée. Il soutient toutefois que les demanderesses ont trop tardé pour intenter leur recours, de sorte que celui-ci est prescrit.
Le délai de prescription
La Ville soutient que le recours des demanderesses vise à obtenir compensation pour les dommages causés par l’adoption de sa réglementation, de sorte que la prescription de six mois prévue à l’article 586 de la Loi sur les cités et villes serait applicable, argument que le Tribunal rejette :
[24] De leur côté, les demanderesses soutiennent que c’est plutôt la prescription de trois ans prévus au Code civil du Québec qui s’applique à la demande étant donné que la réclamation n’en est pas une en dommages-intérêts, mais plutôt une réclamation demandant le versement de la juste indemnité d’expropriation prévue à l’article 952 C.c.Q.
[25] Tant la doctrine que la jurisprudence donnent raison aux demanderesses.
[26] Dans Daniel c. Mont-St-Hilaire (Ville de), la Ville effectuait des travaux de déviation de cours d’eau et de remblayage de marécages entre 2007 et 2010. Le 6 avril 2010, le citoyen constate que ces travaux ont été en grande partie effectués sur son terrain, le rendant ainsi inutilisable. Il dépose sa demande afin d’être indemnisé pour ce qu’il considère être une expropriation de fait de son terrain, demande qu’il appuie sur l’article 952 C.c.Q., un peu plus de trois ans après qu’il ait eu connaissance des faits. La Cour d’appel y écrit que la courte prescription de six mois de l’article 586 Loi sur les cités et villes doit recevoir une interprétation restrictive et qu’elle ne s’applique pas en cette matière.
[27] L’arrêt de la Cour d’appel dans Ville de Sainte-Foy c. Abel Skiver Farm Corporation et les jugements de la Cour supérieure dans Spénard c. Cité de Salaberry-de-Valleyfield, Rioux c. Corporation municipale de la Cité de Sept-Îles, Basil Holding Corp. c. Côte St-Luc (City of) et Exploitation agricole et forestière des Laurentides inc. c. Mont-Tremblant (Ville de), vont dans le même sens.
[28] Les auteurs Delisle et Roy se disent du même avis au sujet du délai de prescription en matière d’expropriation déguisée résultant d’une occupation illégale du terrain par une municipalité :
Le texte de l’article 586 LCV a été modifié légèrement depuis que la Cour supérieure a rendu ces deux décisions. La règle est demeurée la même malgré cette légère modification. Dans deux décisions rendues en 2006,(…) la Cour supérieure cite avec approbation les causes Spénard c. Salaberry-de-Valleyfield (Cité de) et Basil Holding Corp. c. Côte St-Luc (City of).
Nous concluons, de cette revue de la jurisprudence, que l’article 586 LCV ne s’applique pas à un recours intenté contre une ville par un propriétaire pour être indemnisé en raison d’une occupation illégale de son terrain constituant, dans les faits, une expropriation. Nous sommes d’opinion également que l’article 1112.1 [du Code municipal] ne s’applique pas lui non plus à un recours intenté contre une municipalité pour obtenir une indemnité à la suite d’une occupation illégale de son terrain équivalant, dans les faits, à une expropriation.
Le point de départ de la prescription
Le juge examine ensuite la question du point de départ de la prescription.
Il écarte tout d’abord l’argument de la Ville voulant que les demanderesses sont présumées connaître les règlements dès leur adoption et que le délai de prescription commence alors à courir :
[46] Puisqu’en matière de réclamation d’une indemnité d’expropriation, tout comme en matière de réclamation en dommages-intérêts, le demandeur doit être conscient de la faute, mais aussi du dommage, le Tribunal est d’avis qu’il serait erroné de fixer le point de départ de la prescription extinctive quelle qu’elle soit (elle est ici de trois ans) automatiquement au jour de l’entrée en vigueur du règlement prohibitif en lui appliquant la présomption de connaissance des règlements énoncée dans Wendover-et-Simpson (Corp. municipale) c. Filion. S’il est vrai que cette présomption de connaissance s’applique dans les matières administratives (demande de nullité ou d’inopposabilité de règlement), elle ne peut s’appliquer à une réclamation d’une indemnité d’expropriation lorsque le citoyen ne sait pas qu’il a, pratiquement, perdu un ou plusieurs des attributs du droit de propriété par l’effet de la réglementation. Il n’est alors pas en mesure de savoir qu’il a subi un dommage. Cela répond aussi à l’argument soulevé par Lorraine voulant que les demanderesses étaient forcloses de prendre leur recours puisqu’elles ont acquis leurs terrains alors qu’elles étaient présumées connaitre la teneur de la règlementation en vigueur lors de l’achat, en septembre 1991.
[47] Ainsi, le point de départ de la prescription extinctive sera établi en tenant compte des circonstances particulières de l’affaire, dont l’existence ou non d’un intérêt du demandeur à déposer sa demande et de l’existence ou non de sa croyance, analysée objectivement, que la situation potentiellement dommageable serait corrigée. Ce n’est que le jour où le demandeur prend conscience, objectivement, de la réalité de tels dommages, que se situera le point de départ de la prescription.
Le juge établit plutôt le point de départ du délai de prescription au moment où les demanderesses ont acquis un réel intérêt à poursuivre la Ville, c’est-à-dire au moment où elles ont appris qu’un zonage résidentiel ne serait pas remis en place et que la totalité des terrains visés ne serait pas expropriée :
[108] Il apparaît de cette énumération des événements que, malgré que de nombreuses années se soient écoulées entre le moment de l’adoption du règlement U-91 à l’été 2011 ou encore celui, en septembre 1991, lors duquel le représentant des demanderesses a réellement eu connaissance qu’elles ne pouvaient plus rien faire avec leurs terrains, les demanderesses n’ont acquis l’intérêt à poursuivre la Ville et à demander d’être indemnisées qu’à la fin de l’automne 2011. Durant ce long intervalle, les demanderesses étaient justifiées objectivement de croire que Lorraine avait réellement l’intention de remettre en place un zonage de type résidentiel avant que le développement n’arrive à la limite de leurs terrains.
[109] Lorraine plaide que jamais elle ne s’est engagée à mettre en place un zonage résidentiel et que les demanderesses ne peuvent soutenir qu’elles ont droit à un tel changement de zonage, puisque la Ville ne s’exprime que par résolution ou règlement. La Ville a évidemment raison sur ce point, qui n’apparaît que très difficilement contestable, et que, d’ailleurs, les demanderesses ne tentent aucunement de soutenir.
[110] Ce que la preuve démontre clairement n’est pas que Lorraine s’est engagée à changer son règlement au point qu’elle soit aujourd’hui forcée d’y apporter les amendements souhaités par les demanderesses. Ce que la preuve démontre, c’est que les demanderesses n’avaient aucun intérêt à poursuivre la Ville étant donné que les échanges avec elle leur permettaient d’entretenir un espoir raisonnable, et ce, dès les premiers échanges, qu’éventuellement, le zonage résidentiel serait remis en place et qu’elles pourraient alors aller de l’avant avec leur projet, de sorte qu’elles ne pourraient alors prétendre que leurs terrains avaient été expropriés sans indemnité.
[111] Il est possible, et même vraisemblable que la Ville eût alors adopté une réglementation plus restrictive qui aurait tenu compte de la présence des cours d’eau et du ravin qui traverse les terrains. Cela, toutefois, n’est pertinent que dans le cadre de l’évaluation du préjudice, dont le Tribunal ne traitera pas étant donné la scission de l’instance déjà ordonnée.
[112] Toutefois, durant toutes ces années, les demanderesses ont fait preuve de diligence malgré les longs délais qui pouvaient s’écouler d’une discussion à l’autre avec les représentants de la Ville. Les demanderesses ont bien expliqué les raisons de ces délais, qui s’expliquaient par le fait qu’elles ne donnaient, et ne pouvaient donner, priorité au développement de cette terre d’abord à cause du marasme économique du début des années 1990, ensuite à cause du retard du voisin à développer ses propres terrains, conditions essentielles au développement des leurs.
[113] Ce n’est qu’au début des années 2000 que le projet a pris une allure plus vive mais qui a par la suite été retardé, puis complètement interrompu au milieu de la première décennie, par la volonté de la Ville, par ailleurs objectivement valide, de faire de l’ensemble de ces terrains l’équivalent d’un vaste parc public de préservation de la nature. Si des reproches doivent alors être adressés à la Ville, ce n’est pas d’avoir voulu protéger cette forêt, mais bien de l’avoir fait sans indemniser les demanderesses pour la prise effective de possession de leurs terrains.
[114] On ne peut par ailleurs aucunement reprocher aux demanderesses d’avoir tardé à intenter leur recours pour les délais qui se sont écoulés à la suite de la réception des avis de réserve, lesquels annonçaient expressément, et correctement, du moins à ce moment, la volonté de Lorraine de faire de ces terrains un vaste parc de préservation de la nature et qu’il y aurait expropriation en conséquence. Les demanderesses ne pouvaient certainement pas comprendre de ces avis de réserve que la Ville changerait ensuite son fusil d’épaule et tenterait de se défaire de ses obligations.
[115] Par conséquent, le Tribunal conclut que le délai de prescription n’a commencé à courir à l’égard des demanderesses qu’au jour de l’annonce de la tenue du référendum, annonce qui précise qu’une partie seulement des terrains des demanderesses serait expropriée, soit à la fin de l’automne 2011. Cette date n’ayant pas été précisée, celle la plus rapprochée découlant de la preuve est le jour où fut tenue l’assemblée publique afin d’informer la population, soit le 25 octobre 2011, date qui sera considérée être celle du début du délai de prescription. La demande n’est donc pas prescrite.
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