Ville de Châteauguay c. Ville de Mercier, 2019 QCCS 2324
L’entente intermunicipale en litige
En 2003, une entente intermunicipale intervient entre la Ville de Mercier et la Ville de Châteauguay. Le Service de police de cette dernière assumera la desserte policière sur le territoire de Mercier, moyennant un paiement annuel de 1,2M$ par cette dernière. L’entente est valide pour une durée de dix (10) ans et peut être reconduite pour une période additionnelle de dix (10) ans.
Seulement, en 2012, Châteauguay annonce à Mercier qu’elle ne souhaite pas reconduire l’entente pour la période 2013-2023. Elle souhaite plutôt convenir d’une nouvelle entente mais sur la base de paramètres financiers différents. Essentiellement, Châteauguay argue que est financièrement désavantagée aux termes de l’entente en vigueur.
Des négociations qui achoppent
Entre 2012 et 2015, les deux villes négocieront les paramètres financiers d’une nouvelle entente. Pendant ce temps, même si l’entente a pris fin en 2013, la desserte policière de Mercier continue d’être assumée par Châteauguay et cette dernière continue à percevoir les mêmes paiements annuels qu’en vertu de l’entente expirée.
En 2015, les deux (2) villes rompent les négociations et Mercier obtient l’autorisation de Québec pour créer son propre service de police. En 2017, le service de police de Mercier entre officiellement en fonction et le service de police de Châteauguay cesse d’opérer sur le territoire de Mercier. Entre la fin de l’entente en 2013 et la fin de la desserte policière par Châteauguay sur le territoire de Mercier en 2017, il s’est donc écoulé 44 mois.
Châteauguay entreprend des poursuites judiciaires contre Mercier, réclamant la somme d’environ 6,2M$. Il s’agit essentiellement de la différence entre ce que Châteauguay estime être la valeur des services policiers rendus sur le territoire de Mercier pendant 44 mois et les montants payés par Mercier (en vertu de l’entente expirée) pendant la même période.
La Cour supérieure rejette les deux théories de la cause
Selon Châteauguay, entre la période 2013-2017, nous sommes en présence d’un contrat de fourniture de services policiers, donc d’un contrat de services en vertu de l’article 2098 C.c.Q. Comme aucun prix n’a été fixé par les parties, l’article 2106 C.c.Q. vient à la rescousse : le prix doit être déterminé par le Tribunal selon les usages, la loi ou la valeur des services rendus (c’est le quantum meruit).
Sans surprise, Châteauguay estime la valeur des services rendus au montant qu’elle souhaitait faire supporter à Mercier dans le cadre de la négociation de la nouvelle entente intermunicipale qui ne verra finalement jamais le jour. Or, la Cour supérieure rejette cette théorie puisque l’entente intermunicipale ne peut être qualifiée de contrat de services :
[68] Même lorsqu’il s’agit d’une municipalité qui fournit ses services municipaux à une autre, ce qui est l’un des modes de fonctionnement admis, la loi établit clairement qu’il doit y avoir partage des coûts du service municipal en question. (…)
[69] Ces dispositions, tant par leur substance que par le langage utilisé, réfèrent clairement au partage des coûts d’un service municipal mis en commun, ce qui n’est pas la même chose que l’engagement de payer un prix en échange d’un service.
[70] On le voit ainsi clairement, une entente intermunicipale n’est pas un simple contrat de service. Il s’agit plutôt d’un accord visant à mettre en commun certains services municipaux, moyennant un partage des coûts prenant la forme d’une contribution financière de chacune des municipalités en cause, qui doit elle-même être fixée en fonction des critères prévus à la loi.
[71] Il y a donc une différence de nature entre la conclusion d’un contrat de service par une municipalité (retenir les services d’une entreprise de déneigement, par exemple) et la conclusion d’une entente intermunicipale pour la mise en commun de certains services municipaux. Or, c’est une entente intermunicipale qui faisait l’objet des négociations qui ont ici achoppé, pas un simple contrat de service.
De son côté, Mercier prétendait que l’entente de 2003 avait simplement été maintenue en vigueur de façon tacite pendant la période de négociation. Ainsi, puisqu’elle avait continué pendant cette période à faire les mêmes paiements qu’en vertu de l’entente de 2003, elle ne devait aucune somme à Châteauguay.
Or, la Cour supérieure rejette également cet argument. En effet, Châteauguay avait clairement signifiée son intention de ne pas reconduire l’entente de 2003. Cette avis de non-reconduction fait échec à la théorie de Mercier comme quoi l’entente de 2003 aurait été tacitement maintenue en vigueur.
Une troisième voie : l’enrichissement injustifié
Dans le cadre de ce vide contractuel, la Cour supérieure propose donc une troisième voie, celle de l’enrichissement injustifié de Mercier aux dépens de Châteauguay :
[92] À la lumière de ce qui précède, on en arrive à la conclusion que la desserte policière de Mercier par le SPVC entre le 21 novembre 2013 et le 10 juillet 2017 ne semble pas avoir de cause juridique –du moins pas de cause contractuelle–, ce qui soulève évidemment la question de la possibilité d’un enrichissement injustifié.
[93] Issue du principe d’équité voulant que nul ne puisse s’enrichir sans raison légitime aux dépens d’autrui – et dont les origines remontent au droit romain–, la doctrine de l’enrichissement injustifié est désormais codifiée après que la Cour suprême du Canada l’eût formellement reconnue dans l’arrêt Cie immobilière Viger Ltée c. Lauréat Giguère Inc., rendu sous l’égide du Code civil du Bas-Canada.
[94] Depuis 1994, l’article 1493 du Code civil du Québec pose ainsi le principe que « celui qui s’enrichit aux dépens d’autrui doit, jusqu’à concurrence de son enrichissement, indemniser ce dernier de son appauvrissement corrélatif s’il n’existe aucune justification à l’enrichissement ou à l’appauvrissement ».
La doctrine de l’enrichissement injustifié nécessite de calculer la valeur de l’enrichissement de Mercier et la valeur de l’appauvrissement de Châteauguay, puis de retenir le plus faible des deux montants, lequel devra être versé par Mercier à Châteauguay. Comme le mentionne la Cour supérieure, cet exercice est délicat et peut s’avérer assez complexe :
[107] La détermination de l’enrichissement ou de l’appauvrissement est une tâche qui peut s’avérer délicate. Cela est d’autant plus vrai qu’en l’espèce, chacune des parties invoquait l’existence d’un contrat, sans cependant s’entendre sur sa nature et son contenu, et que la preuve de chacune a été établie en conséquence de la position qu’elle défendait. Au surplus, pour des raisons évidentes, il n’existe pas de «libre marché» pour les services policiers municipaux.
[108] Cela dit, la Cour d’appel –tout comme la doctrine– reconnaît que les juges d’instance doivent disposer en pareille matière d’une certaine flexibilité, et le Tribunal estime qu’en l’espèce, la preuve permet de déterminer de manière satisfaisante tant l’enrichissement de Mercier que l’appauvrissement de Châteauguay. (…)
La Cour supérieure détermine l’enrichissement de Mercier à l’aide du prix que lui coûte son propre service de police depuis l’année 2017, soit environ 3,4M$ par année (donc environ 11,7M$ pour la période 2013-2017). Ce montant, moins les sommes payées à Châteauguay en vertu de l’entente de 2003 (environ 1,2M$ par année et environ 6,3M$ pour la période pertinente) est la valeur de son enrichissement entre 2013 et 2017, c’est-à-dire environ 5,4M$.
La détermination de l’appauvrissement de Châteauguay est plus complexe. Pendant plusieurs paragraphes, la Cour supérieure calcule les frais relatifs aux service de police de Châteauguay qu’il divise selon la population desservie (Mercier représente 16% de la population desservie). Un pourcentage relatif aux économies d’échelles réalisées par le service de police de Châteauguay est ensuite déduit, pour un résultat de 9,7M$.
Au final, l’appauvrissement de Châteauguay (environ 9,7M$ moins les sommes déjà payées par Mercier d’environ 6,3M$, pour un solde d’environ 3,4M$) est plus faible que l’enrichissement de Mercier (5,4M$). C’est donc ce montant que la Cour supérieure ordonne à Mercier de payer à Châteauguay, plus les intérêts applicables.
Un prélude à l’arrêt Octane Stratégies?
Nous sommes actuellement dans l’attente de l’arrêt de la Cour suprême Octane Stratégies, dont nous faisions ici une analyse de l’arrêt de la Cour d’appel. Si ce dernier est confirmé par la Cour suprême, la doctrine de la restitution des prestations s’appliquera au contrat municipal qui s’avère être nul. Bref, un exercice similaire devra être réalisé dans chaque cas. Le cas échéant, équipez-vous d’une bonne calculatrice…