Évaluation foncière, Contrôle judiciaire, Expropriation

Arrêt Vavilov de la Cour suprême du Canada : de l’espionnage russe au droit municipal québécois

Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65

[Monsieur Vavilov] est né à Toronto en 1994. Au moment de sa naissance, ses parents se font passer pour des Canadiens en utilisant des noms d’emprunt. En fait, ils sont des étrangers en mission pour le service des renseignements étrangers de la Russie. [Monsieur Vavilov] ne sait pas que ses parents ne sont pas ceux qu’ils prétendent être. Il croit être citoyen canadien de naissance, il vit et s’identifie comme un Canadien, et il détient un passeport canadien. En 2010, les parents de [monsieur Vavilov] sont arrêtés aux États‑Unis et accusés d’espionnage. Ils plaident coupables et sont renvoyés en Russie. Après leur arrestation, [monsieur Vavilov] tente en vain de renouveler son passeport canadien. On lui décerne toutefois en 2013 un certificat de citoyenneté canadienne.

Puis, en 2014, la greffière de la citoyenneté canadienne annule le certificat de [monsieur Vavilov] […].

Ce n’est pas le synopsis d’un film d’espionnage, mais bien la trame de factuelle de l’affaire dans laquelle la Cour suprême du Canada a décidé de revoir un pan important du droit administratif canadien : la démarche utilisée par les tribunaux judiciaires lorsqu’ils révisent des décisions administratives et le degré de respect (ou de déférence) dont ils font preuve à l’égard du décideur administratif (ce qu’on appelle, dans le jargon juridique, la norme de contrôle).

L’analyse de la norme de contrôle a lieu à chaque fois qu’un tribunal judiciaire est saisi de la contestation d’une décision administrative, par exemple :

  1. Le contrôle judiciaire de la décision du conseil municipal d’accorder ou non une mesure discrétionnaire en matière d’urbanisme (changement de zonage, PPCMOI, PIIA…)
  2. La contestation de la validité d’un règlement d’urbanisme
  3. L’appel à la Cour du Québec d’une décision rendue par le Tribunal administratif du Québec en matière d’évaluation foncière ou d’expropriation
  4. Le contrôle judiciaire d’une décision du Tribunal administratif du travail ou d’une sentence arbitrale suite à un grief

Selon la nature de la décision contestée et de la question en jeu, le tribunal saisi de la contestation l’analysera selon la norme de la décision correcte (c’est-à-dire que le tribunal réviseur fait sa propre analyse et détermine si la décision contestée est la bonne) ou selon la norme de la décision raisonnable (c’est-à-dire que le tribunal réviseur analyse la décision contestée et détermine si le raisonnement qui la sous-tend est rationnel et intelligible, sans que ce soit nécessairement la seule option possible).

Depuis une dizaine d’années, l’analyse de la norme de contrôle était faite à l’aide du cadre d’analyse établi en 2008 par la Cour suprême dans l’affaire Dunsmuir. Dans son nouvel arrêt Vavilov, la Cour suprême vient le modifier légèrement.

Un nouveau cadre d’analyse

Le cadre d’analyse résultant de l’arrêt Vavilov peut être résumé comme suit :

  1. On présume qu’une décision administrative doit être révisée par les tribunaux selon la norme de la décision raisonnable;
  2. Cette présomption peut être réfutée dans deux situations :
    1. Celle où le législateur a lui-même indiqué dans loi la norme de contrôle à appliquer, que ce soit
      1. explicitement ou
      2. en prévoyant un droit d’appel;
    2. Celle où la primauté du droit exige que la décision soit révisée selon la norme de la décision correcte, soit à l’égard :
      1. des questions constitutionnelles
      2. des questions de droit d’importance capitale pour le système juridique dans son ensemble
      3. des questions touchant la limite entre les compétences des tribunaux administratifs.

Les principaux changements par rapport au droit antérieur concernent la situation du droit d’appel prévu par la loi et la disparition définitive de la catégorie des « véritables questions de compétence » qui commandaient l’application de la norme de la décision correcte.

Quels changements en droit municipal?

Il est certainement trop tôt pour anticiper tous les effets de ce nouveau cadre d’analyse sur les différents recours en droit municipal.

Toutefois, le changement le plus évident concerne la norme de contrôle applicable à la révision en appel par la Cour du Québec des décisions rendues par le Tribunal administratif du Québec en matière d’évaluation foncière et d’expropriation. Rappelons que ces décisions sont susceptibles d’un appel à la Cour du Québec sur permission d’un juge, permission qui est accordée si la question en jeu a un intérêt général qui dépasse les parties au litige.

Auparavant, la Cour du Québec, siégeant en appel, devait réviser les décisions du TAQ selon la norme de la décision raisonnable, c’est-à-dire déterminer si la décision contestée était intelligible et pouvait se justifier à la lumière des faits et du droit (sans déterminer si la réponse apportée par le TAQ aux questions en litige était la bonne). On se trouvait donc parfois dans la situation où un premier juge de la Cour du Québec accordait la permission d’appeler, jugeant que la question en litige était d’intérêt général, et où le juge qui entendait l’appel au fond décidait que la décision du TAQ était raisonnable, bien que le contraire aurait pu l’être aussi (bref, la question d’intérêt n’était pas tranchée)

Suite à l’arrêt Vavilov, les juges de la Cour du Québec devront réviser les décisions du TAQ selon les normes de contrôle applicables à un appel judiciaire, c’est-à-dire la norme  de la décision correcte sur les questions de droit (par exemple, l’interprétation législative) et la norme de l’erreur manifeste et dominante sur les questions de faits (par exemple, l’appréciation des témoignages et des expertises techniques). Enfin, la Cour du Québec pourra jouer pleinement son rôle de clarifier le droit applicable en matière d’évaluation foncière et d’expropriation!

Il faut reconnaître que le gouvernement du Québec avait manifesté son intention d’apporter un tel changement par le projet de loi n° 32, Loi visant principalement à favoriser l’efficacité de la justice pénale et à établir les modalités d’intervention de la Cour du Québec dans un pourvoi en appel, qui est présentement à l’étude à l’Assemblée nationale. Si ce projet de loi était adopté tel quel, le législateur distinguerait les recours en « appel » et les recours en « contestation » entendus par la Cour du Québec et prévoirait expressément que dans le cas des « appels », aucune déférence n’est due au décideur administratif en ce qui concerne les questions de droit (articles 75 et suivants).

Il est à souhaiter que, suite à l’arrêt Vavilov, le législateur québécois aille de l’avant avec cette modification législative, afin d’exprimer clairement son intention à l’égard de l’appel à la Cour du Québec des décisions administratives.

Au fait, en ce qui concerne monsieur Vavilov, la décision de la greffière d’annuler son certificat de citoyenneté canadienne a été annulé et il pourra donc conserver sa citoyenneté canadienne…

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