The Ruiter Valley Land Trust c Canton de Potton, 2020 CanLII 3632 (QC TAQ)
Un terrain de 1 800 000 mètres carrés, affecté d’une servitude de conservation d’un milieu naturel, est-il présumé avoir une valeur nominale (ou nulle) selon la Loi sur la fiscalité municipale, de sorte que son propriétaire ne serait tenu de payer aucune taxe foncière ni compensation pour les services municipaux? Le Tribunal administratif du Québec a répondu à cette question par la négative dans une décision rendue en début d’année.
La présomption de valeur nominale est une création un peu particulière de la jurisprudence en matière de fiscalité municipale. Pour expliquer de quoi il s’agit, il convient de rappeler comment sont établis les rôles d’évaluation qui servent de base à l’imposition des taxes et autres compensations municipales (sujet dont nous avions traité dans un billet antérieur).
La valeur d’un immeuble, à chaque rôle triennal, est la « sa valeur d’échange sur un marché libre et ouvert à la concurrence », établie à la date de référence, soit le 1er juillet de la deuxième année précédent l’entrée en vigueur du rôle (par exemple, le 1er juillet 2018 pour un rôle 2020-2021-2022). Essentiellement, il s’agit du prix auquel l’immeuble aurait été le plus probablement vendu à cette date entre un acheteur et un vendeur raisonnablement informés de l’état de l’immeuble et du marché immobilier, qui sont intéressés à transiger mais n’y sont pas obligés.
Cette valeur est établie par l’évaluateur municipal, suite à son étude du marché immobilier. La valeur établie par l’évaluateur municipal peut être contestée en révision administrative, puis devant le Tribunal administratif du Québec, où les deux parties font habituellement témoigner des évaluateurs agréés au soutien de leur position.
Or, la jurisprudence en la matière reconnaît que les restrictions juridiques à l’utilisation de certains immeubles font en sorte qu’il est possible de présumer que la demande pour les acquérir est inexistante, et donc la valeur d’échange nulle (ou nominale, soit 1 $). Il est ainsi, notamment, de terrains affectés d’un zonage « parc », qui sont inconstructibles à cause de leurs dimensions ou qui sont affectés d’un avis de réserves pour fins publiques en vue d’un éventuelle expropriation.
Dans l’affaire Ville de Montréal c. Immeubles Yale, en 2011, la Cour du Québec expliquait ainsi le fonctionnement de cette présomption :
« Devant la preuve qu’un immeuble est inutilisable en raison de restrictions physiques ou juridiques (fait connu), elle permet de conclure à une valeur nominale (fait inconnu). C’est une présomption simple qui peut être repoussée par une preuve contraire prépondérante. »
Une fois les conditions d’application de cette présomption établies, l’immeuble est présumé avoir une valeur nulle et, si elle souhaite la contester, la municipalité doit prouver que l’immeuble a une valeur d’échange, notamment en prouvant que des immeubles affectés des restrictions semblables ont été vendus.
L’affaire dont il est question aujourd’hui concerne un immense terrain situé en zone agricole provinciale, mais dont le zonage municipal permet quelques usages (notamment les habitations unifamiliales et bifamiliales isolées). La propriété est constituée de plusieurs lots, acquis par le Ruiter Valley Land Trust par un acte de vente de 1987 et un acte de donation de 1989. Ces deux actes comportent une clause par laquelle les parties créent une servitude de conservation empêchant toute construction sur l’immeuble, dont le fonds dominant est un autre terrain appartenant à l’époque au vendeur.
La propriété est déjà exemptée de taxes municipales en vertu d’une reconnaissance par la Commission municipale du Québec. Or, la municipalité lui impose une compensation pour services municipaux calculée en fonction de la valeur au rôle, comme le lui permet la loi, ce qui incite les propriétaires à demander l’inscription d’une valeur nominale.
Le propriétaire prétend que la servitude de conservation équivaut à un zonage « parc », empêchant tout développement, et donc toute utilisation de l’immeuble.
Dans le cadre de la contestation devant le Tribunal administratif du Québec, les parties se sont entendues pour débattre dans un premier temps de l’application ou non de la présomption de valeur nominale, avant d’entreprendre le débat sur la valeur elle-même.
Le terrain n’a pas perdu toute utilité en soi
Le Tribunal rejette la prétention du propriétaire que la servitude de conservation enlève toute utilité à l’immeuble :
[52] Que la servitude de conservation soit réelle, c’est-à-dire qu’elle soit établie contre le fonds servant, par opposition à une servitude personnelle, ne nous apparaît pas comme un critère déterminant. Bien des immeubles au Québec sont grevés de servitudes réelles sans que cela ne vienne diminuer considérablement leur valeur réelle; pensons simplement aux servitudes d’utilité publiques qui, dans la majorité des cas, bien que grevant le lot, le sont pour lui assurer ces services d’utilité publique, sans lesquels le bâtiment serait incomplet.
[53] De manière objective, et sans tenir compte du statut du propriétaire, le seul fait qu’une servitude réelle grève un immeuble, et lui impose en quelque sorte une restriction juridique, ne saurait donc en elle seule affecter automatiquement sa valeur réelle, voir encore moins lui retirer toute valeur. Une servitude réelle, telle par exemple un droit de passage pour accéder à un lac à partir d’un arrière lot, constitue alors un grand avantage pour cet arrière lot, mais n’anéantit pas la valeur du lot ayant front sur le lac qui doit la subir. En l’espèce, le Tribunal ne peut que constater que malgré la servitude le grevant, le terrain sous étude conserve toute son utilité à titre de terre de conservation.
[54] La requérante prétend aussi que comme la servitude est réelle, le propriétaire, The Ruiter Land Trust, a perdu le contrôle sur le sort de la servitude affectant le terrain, de sorte que le terrain asservi aurait perdu sa valeur.
[55] La requérante fait appel, à l’affaire Yale pour démontrer son point. Cette présomption de valeur nominale a été reconnue pour un terrain non constructible en raison du zonage l’affectant, car reposant non seulement sur la nécessité d’un changement de zonage pour pouvoir le développer, mais également sur la nécessité de devoir l’assembler avec le terrain voisin pour ce faire, alors que ces deux éventualités dépendaient de facteurs hors du contrôle du propriétaire du terrain.
[56] Le Tribunal ne peut adhérer à cette comparaison, car dans cette affaire, la restriction relevait du zonage municipal affectant le terrain, et non d’une servitude auto-imposée, et qu’en raison de ce zonage, il fallait assembler le terrain avec celui voisin pour pouvoir le développer. Cette situation n’est nullement comparable à celle nous occupant.
[57] Le Tribunal reconnaît la prétention de la requérante à l’effet qu’il faille tenir compte des restrictions juridiques dans l’établissement de la valeur réelle d’une propriété; mais en tenir compte ne veut pas nécessairement dire que la restriction anéantit toute valeur à une propriété. Seule la preuve du marché pourra démontrer l’effet de la restriction sur la valeur.
[58] Rappelons que la valeur est conditionnée par trois éléments fondamentaux, soit l’utilité, la rareté et le pouvoir d’achat. Le concept de valeur n’est pas de nature juridique : c’est une notion intégrée à la science de l’évaluation qui part du principe économique selon lequel la valeur est déterminée par la rareté, l’utilité et la désirabilité du bien immobilier, ainsi que par le pouvoir d’achat que doit pouvoir détenir la personne qui le convoite.
[59] Sur cette base, quelle est l’utilité du terrain en question ? Considérant la servitude grevant le terrain, l’utilisation actuellement faite par la requérante nous apparaît correspondre à l’utilisation optimale de celui-ci au moment de l’évaluation. N’oublions pas que ce terrain est situé en zone agricole permanente et que ce zonage en conditionne sa valeur.
[60] Un autre propriétaire pourrait maintenir l’ouverture « au public » tout en demandant des droits d’entrée pour l’accès aux sentiers. Tout comme il pourrait décider que les sentiers pourraient également ne pas être ouverts au public. Il s’agit d’un choix du propriétaire. L’utilisation actuellement faite par le propriétaire avec ouverture au public comme espace de conservation ou comme « parc » comme il souhaite l’appeler, est une décision du propriétaire actuel, ce qui lui a d’ailleurs permis d’obtenir une exemption totale des taxes municipales que tout propriétaire doit normalement payer.
[61] En l’espèce, la servitude a été établie par contrat, alors que le Docteur Shepherd a voulu séparer son domaine pour en protéger une partie à titre de conservation, pour lui conserver toute sa beauté naturelle. En ce sens, le Tribunal peut constater qu’il était un précurseur d’une pratique devenue beaucoup plus courante aujourd’hui, à l’effet de vouloir protéger des territoires dans leur état naturel. Considérant l’envergure du terrain sous étude (1,8 million mètres carrés, ou 180 hectares environ) et le peu de terrains limitrophes, il nous apparaît cependant peu probable que le terrain ait perdu toute utilité en soi. Il est de connaissance judiciaire qu’un marché s’est développé depuis plusieurs années où des acheteurs fortunés, et la fiducie requérante créée par le Dr Shepherd en est un bon exemple, se procurent des terres pour finalement les mettre à l’abri des développeurs et d’éventuels changements de zonage. Mais encore une fois, ce n’est que lors de la prochaine étape de l’audience qu’une preuve pourra être administrée sur un quelconque quantum, s’il en subsiste un.
[62] Nous sommes d’avis qu’on ne peut automatiquement conclure qu’une terre qui ne peut être développée ne détient aucune valeur.
La servitude peut être éteinte à tout moment par les propriétaires
Le Tribunal note également que la servitude de conservation, qui est d’origine contractuelle, peut être éteinte à tout moment par les propriétaires des fonds servant et dominant. Elle ne peut donc être assimilée à une restriction d’origine législative ou réglementaire :
[68] Puisque la servitude est une restriction imposée contractuellement par les propriétaires des lots détenus, il faut aussi retenir qu’elle peut également être éteinte par les mêmes propriétaires selon différentes démarches ; notamment par le biais d’une négociation contractuelle entre les propriétaires des fonds dominants et celui du fond servant, ou par le rachat qui opérerait la réunion dans une même personne la qualité de propriétaire des fonds servant et dominant, ou même par la renonciation expresse du propriétaire du fonds dominant ou voire par son rachat.
[69] À cette étape, le Tribunal retient le témoignage de Me Allali, détenteur du fonds dominant, qui montre la grande valeur que lui et sa conjointe attribuent à la propriété sous étude et au fait qu’elle demeure à l’abri de tout développement. Quel est le quantum de cette considération et à quelle propriété cette valeur doit être attribuée, si nécessaire et si elle ne peut être attribuée à la propriété elle-même ? Seule la preuve au fond pourra le déterminer afin de convaincre le Tribunal qu’il ne subsiste aucun résidu de valeur sur le fond servant.
[70] L’impact de la restriction imposée par contrat, en opposition avec une restriction provenant d’un corps public, d’une loi ou d’une réglementation, devra donc être démontré par le propriétaire du fonds en question. À cette première étape, le Tribunal ne peut pas conclure que l’impact de cette restriction anéantit totalement la valeur réelle de la propriété.
Un marché pour les immeubles affectés à la conservation
Si la décision à rendre sur le fond de l’affaire nous permettra de constater l’impact réel de la servitude de conservation sur la valeur de l’immeuble, cette décision du Tribunal administratif du Québec intervient dans le contexte d’une jurisprudence qui concluait parfois un peu trop facilement à l’application de la présomption de valeur nominale.
Elle est cohérente avec le fait qu’en fiscalité municipale, on recherche une valeur d’échange, fondée sur une vente hypothétique, et non une valeur d’usage fondée exclusivement sur le développement de la propriété. Elle reconnaît également l’existence d’un marché pour les immeubles affectés à la conservation.