Compétences municipales, Contrôle judiciaire, Règlement

Interdiction des calèches : la Cour d’appel confirme le pouvoir des municipalités d’interdire une activité économique

Service de calèches et traîneaux Lucky Luc c. Ville de Montréal, 2022 QCCA 1610

Adoptée en 2005, la Loi sur les compétences municipales constituait une petite révolution dans le monde municipal, octroyant aux municipalités des pouvoirs énoncés de façon large et générale, afin de leur permettre « de répondre aux besoins municipaux, divers et évolutifs, dans l’intérêt de leur population ».

Alors que les pouvoirs réglementaires des municipalités étaient auparavant décrits de façon extrêmement pointue, la Loi sur les compétences municipales comporte de vaste délégations thématiques, telles que le pouvoir d’adopter des règlements en matière d’environnement, de nuisances, de salubrité ou de sécurité. Elle permet par ailleurs d’établir en ces matières « toute prohibition ». Ces pouvoirs ont permis aux municipalités de mettre en place des règlements très progressistes, notamment en matière d’environnement (pensons notamment à la renaturalisation des rives ou à l’interdiction des pesticides)

Dans un arrêt récent validant le règlement de la Ville de Montréal interdisant le transport par calèches dans les rues, la Cour d’appel confirme que le pouvoir d’imposer toute prohibition, combiné à celui de règlementer les activités économiques, permet à une municipalité d’interdire complètement une activité économique donnée sur son territoire.

Cette conclusion, sur le pouvoir d’établir des prohibitions totales, est significative pour les municipalités, alors que certaines municipalités défendent actuellement devant les tribunaux l’interdiction de la distribution systématique du Publisac ou mettent en place l’interdiction de vendre certains articles de plastique à usage unique ou d’utiliser des pesticides.

Il va de soi, par contre, qu’il s’agit d’un pouvoir important qui devrait être exercé avec doigté, pour des motifs d’intérêt public, afin de résister à la contestation. Il va de soi également qu’un règlement municipal ne pourra pas interdire une activité qui relève de la compétence exclusive du Parlement fédéral, ni entrer en conflit avec une loi provinciale. Par ailleurs, il n’est pas questions ici de l’usage d’un immeuble, qui est surtout régi par le droit de l’urbanisme.

Rappelons les faits. Alors que le transport par calèche était depuis longtemps un attrait caractéristique du Vieux-Montréal, la Ville de Montréal adoptait en août 2018 un règlement interdisant cette pratique, les permis en vigueur expirant le 31 décembre 2019

Le cocher Luc Desparois, dit le « roi des calèches » conteste cette interdiction, au motif que la loi ne permettrait pas à la Ville de Montréal d’interdire complètement l’activité. Débouté devant la Cour supérieure, il se pourvoit en appel.

La Loi sur les compétences municipales autorise expressément la prohibition totale

Après avoir procédé à une revue complète et fort intéressante des principes entourant le contrôle judiciaire des règlements municipaux après l’arrêt Vavilov et l’interprétation moderne des pouvoirs municipaux, la Cour arrive au nœud du problème, soit l’argument voulant que le pouvoir de réglementer une activité ne permette pas de la prohiber totalement, principe qui est toutefois mis en échec par le texte de la loi :

[71]      Cela étant, la pierre d’angle de l’argumentation des appelants repose sur le principe suivant, repris par le professeur Garant dans son ouvrage Droit administratif et qu’ils invoquent tant dans leur mémoire que lors de l’audience : « Le pouvoir de réglementer ne comprend pas le pouvoir de prohiber de façon absolue ».

[72]      Or, l’argument occulte une nuance importante.

[73]      Il convient d’abord de préciser que, dans un ouvrage postérieur rédigé en collaboration, le professeur Garant précise explicitement la possibilité qu’un pouvoir de prohibition pure et simple soit conféré par la loi habilitante :

Le pouvoir réglementaire doit s’exercer de façon positive, en ce sens que réglementer implique en principe de prévoir des normes de conduite et non des interdictions pures et simples, à moins que la loi habilitante ne le prévoie expressément.

[Soulignements ajoutés]

[74]      Dans l’arrêt Spraytech, la Cour suprême reconnaît la pérennité de ce principe en droit canadien :

Selon deux principes fondamentaux établis depuis longtemps en matière de législation déléguée, un règlement ne peut pas être prohibitif et discriminatoire à moins que la loi habilitante ne l’autorise.

[Soulignement ajouté]

[75]      À la lumière de ces principes, en l’espèce, la compétence de l’intimée d’adopter la prohibition en litige, prévue à l’article 2 du Règlement, découle du pouvoir que le législateur lui a expressément octroyé, au paragraphe 6.1° de la LCM, de prévoir, « toute prohibition » « dans l’exercice [du] pouvoir réglementaire prévu [au paragraphe 10(2°)] de « régir les activités économiques » sur son territoire.

L’interprétation de l’expression « toute prohibition »

La Cour appuie cette dernière conclusion sur plusieurs arguments d’interprétation législative, et au premier chef le sens ordinaire et grammatical des termes « toute prohibition », de même que l’interprétation large prévue par la loi elle-même :

[77]      Premièrement, selon la règle d’interprétation législative moderne, il faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur. Or, le sens ordinaire et grammatical des termes « toute prohibition » utilisés au paragraphe 6(1°) de la LCM ne peut être plus clair. « Toute » est un pronom nominal neutre ou collectif qui, utilisé avant un mot et sans article précédant ce dernier (comme en l’occurrence « toute prohibition »), réfère à l’ensemble, à l’entièreté, de la chose ou des choses que désigne ce mot, à « l’ensemble des choses dont il est question ». « Toute » prohibition n’est donc pas synonyme de « certaines » prohibitions. Si l’on devait interpréter les termes « toute prohibition » au paragraphe 6(1°) de la LCM comme restreignant la compétence des municipalités à ne prévoir que des prohibitions partielles, comme le soutiennent les appelants, le législateur aurait en quelque sorte parlé pour ne rien dire, d’une part, et aurait, d’autre part, de façon incohérente, contredit le principe d’interprétation large et libérale, et non restrictive, qu’il a jugé opportun de prévoir à l’article 2 de sa même loi, et qu’il est opportun de citer à nouveau :

2. Les dispositions de la présente loi accordent aux municipalités des pouvoirs leur permettant de répondre aux besoins municipaux, divers et évolutifs, dans l’intérêt de leur population. Elles ne doivent pas s’interpréter de façon littérale ou restrictive.

[Soulignement ajouté]

2. Under this Act, municipalities are granted powers enabling them to respond to various changing municipal needs in the interest of their citizens. The provisions of the Act are not to be interpreted in a literal or restrictive manner.

[Underlining added]

[78]      Les auteurs qui se sont penchés sur la question confirment que les pouvoirs généraux conférés par la LCM doivent être interprétés de manière large, en accord avec la façon dont les lois sur les municipalités sont maintenant rédigées.

La Cour poursuit avec d’autres arguments d’interprétation législative qu’il ne nous est pas possible de reproduire en entier, dont l’un fondé sur l’ordre des dispositions de la loi (les articles sont placés dans un ordre logique, et on ne devrait pas avoir besoin des articles placés à la fin pour comprendre ceux, de portée générale, placés au début), et un autre sur l’interprétation d’une disposition législative bilingue dont l’une des versions est ambiguë (il faut donner préséance à la version qui est claire, ici la version française qui permet « tout prohibition »).

La détention d’un permis pour l’exercice d’une activité économique ne crée par un droit acquis

Finalement, la Cour se penche sur l’argument basé sur l’existence d’un droit acquis à la poursuite de l’activité économique, découlant de la détention du permis (un argument également plaidé dans le dossier du Publisac) et rappelle que, contrairement à l’usage d’un immeuble en droit de l’urbanisme, un droit personnel n’est pas susceptible de donner ouverture à un droit acquis :

[100]   La partie qui invoque l’existence de droits acquis a le fardeau de prouver les faits qui supportent sa prétention et qu’elle satisfait les critères applicables.

[101]   Or, les appelants ne relèvent pas ce fardeau. Ils invoquent essentiellement la perte de leurs investissements et de l’équité dans leur entreprise qui résulte de l’entrée en vigueur du Règlement, ainsi que le précédent que constituerait l’arrêt rendu par la Cour dans l’affaire Beaurivage c. Québec (Ville), sur lequel nous reviendrons plus loin.

[102]   Dans l’arrêt Huot c. L’Ange-Gardien (Municipalité de), parmi les critères applicables aux droits acquis, la Cour a souligné celui selon lequel les droits acquis avantagent un immeuble qui en tire profit, ajoutant que « [d] e tels droit ne sont pas personnels mais cessibles ».

[103]   Dans leurs opinions dans les affaires Burton c. Verdun et Montréal (Ville de) c. Auberge des Glycines inc., les juges Baudouin et Giroux ont confirmé qu’il ne saurait y avoir de droits acquis en matière de droits personnels.

[104]   La Cour a par ailleurs observé dans Correira c. Québec (Ministère de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation) qu’un permis confère un droit strictement personnel lorsqu’il est délivré à une personne pour l’exercice d’une activité et sans rattachement à un immeuble, à plus forte raison lorsqu’il est incessible.

[105]   Quant à eux, les auteurs Dussault et Borgeat définissent ainsi la notion de permis :

La doctrine et la jurisprudence sont sur le sujet avares de commentaires, ce qui prouve que le permis est avant tout une création du droit administratif et ne peut être ramené à une notion de droit civil. Le permis est un mode de concession, pour un temps limité, d’un droit personnel de jouissance sur un bien du domaine public, moyennant le paiement d’une somme forfaitaire et suivant des conditions fixées unilatéralement par la partie concédante.

[Soulignement ajouté]

[106]   C’est le cas des permis qui avaient été délivrés aux appelants en l’espèce. Non seulement ces permis visaient-ils une activité sans rattachement à un immeuble autre que le domaine public mais, au surplus, ils n’étaient pas délivrés pour une période illimitée. Si l’ancien Règlement 17-079 en vertu duquel les permis des appelants avaient été délivrés prévoyait la possibilité de leur renouvellement à certaines conditions, il prévoyait aussi qu’un permis d’exploitant « n’est valide que pour la personne au nom de laquelle il est délivré, pour l’objet et pour la période de temps qui y sont mentionnés », toute cession à un tiers étant sujette à l’autorisation préalable de l’intimée et au respect de certaines conditions.

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