Ville de Longueuil c. Théodore, 2020 QCCS 1339
La liberté d’expression est, on le sait, une valeur cardinale de la démocratie municipale. Elle n’est cependant pas sans limites. Dans une affaire récente, la Ville de Longueuil a obtenu une ordonnance d’injonction permanente enjoignant à un citoyen de supprimer de sa page Facebook des propos injurieux et diffamatoires à l’endroit de ses employés et de cesser de tenir de tels propos s’articulant autour de certains thèmes précis.
Le défendeur est un citoyen dont les thèses s’apparentent à celles des « Freeman on the land », ou « citoyens souverains », qui rejettent la légitimité de l’État et des institutions publiques. Les propos visés se démarquaient par leur caractère particulièrement virulents et répétitifs, ayant même continué après le prononcé d’une ordonnance d’injonction interlocutoire.
La Ville de Longueuil soutenait, avec raison, avoir l’obligation de prendre les moyens raisonnables pour assurer à ses employés un milieu de travail libre de harcèlement psychologique (nous avions d’ailleurs traité il y a quelques semaine d’une injonction obtenue par la Ville de Saint-Constant pour empêcher un citoyen de se présenter aux séances du conseil municipal).
Nous jugeons utile de préciser que ce jugement est rendu dans le contexte de propos répétés et d’une rare virulence. Il ne faut pas en conclure qu’un tel jugement pourrait être obtenu à chaque fois que des propos désagréables sont tenus à l’égard d’employés municipaux.
Confrontées à de tels propos, les villes se trouvent souvent dans une situation délicate où elles doivent soupeser le droit des citoyens à la liberté d’expression, le risque d’enflammer la situation par une procédure judiciaire et les bénéfices escomptés d’une telle procédure, ce qui nécessite une analyse au cas par cas.
Des policiers de Longueuil à la place Rockefeller, en passant par l’inconstitutionnalité du Parlement du Québec…
Les premiers paragraphes du jugement permettent de saisir l’état d’esprit du défendeur :
[2] À compter de 2015, plusieurs différends opposent le défendeur à certains policiers du Service de police de l’agglomération de Longueuil (le « SPAL »).
[3] Le défendeur et les policiers se sont échangé diverses plaintes pénales auxquelles s’ajoutent des plaintes en déontologie policière formulées par le défendeur.
[4] Aucune des plaintes formulées par le défendeur n’est retenue, ce qui fait naître chez ce dernier un sentiment d’injustice et de colère.
[5] Le défendeur, qui n’est pas représenté par avocat, soutient qu’il est irrégulier et anormal que la division des normes professionnelles du SPAL enquête sur certains membres de son corps de police, en relation avec des plaintes déontologiques qu’il a formulées.
[6] Le défendeur plaide ni plus ni moins que le « Parlement du Québec » est une entité inconstitutionnelle et irrégulièrement formée et dont les dispositions sont incompatibles avec la Constitution du Canada. Il en serait de même de la Ville et de sa Cour municipale.
[7] Le défendeur conteste le pouvoir de la Ville d’ester en justice. En outre, le Tribunal croit comprendre que le défendeur conteste les pouvoirs de l’assemblée nationale et du gouvernement qui, selon lui, « ne peuvent plus agir de manière à remplacer la législature du Québec ».
[8] Le défendeur tente d’expliquer au Tribunal qu’il faut faire une distinction entre sa personnalité juridique et sa personnalité naturelle. « Théodore » serait la corporation ou une « entité légale » tandis que « Sébastien » représente « l’homme ».
[9] Dans des propos difficilement compréhensibles, le défendeur réfère à une « sûreté » qui serait reliée à sa personne. Selon lui, son certificat de naissance est un « certificat de valeur mobilière » détenu au 26e étage de la Place Rockefeller à New York.
[10] Le défendeur ne reconnait aucunement la validité et l’autorité du système juridique en place. Il perçoit ainsi toute intervention de ceux qui le composent comme un abus de pouvoir à son endroit et une intrusion dans sa vie privée.
Les limites du droit à la liberté d’expression
Le défendeur prétend que ses propos sont protégés par le droit à la liberté d’expression et qu’il est de son devoir de citoyen de dénoncer les injustices commises par la Ville et ses préposés :
[42] Le défendeur nie le caractère diffamatoire et injurieux des publications sur sa page Facebook. Il soutient qu’il s’agit de propos véridiques qui ne dénotent aucune intention fautive.
[43] Le défendeur ajoute qu’il bénéficie de la protection de l’article 2 de la Charte canadienne des droits et libertés qui lui garantit la liberté de pensée, d’opinion et d’expression tout comme des moyens de communications de telles pensées et opinions.
[44] Bien que le défendeur affirme qu’il entend « se réajuster », « qu’il a compris pour ses publications futures » et qu’il avait amorcé la suppression de textes sur sa page Facebook, il maintient, par contre, que son devoir de citoyen lui commande de dénoncer des injustices et qu’il doit continuer à informer et à éduquer la population.
[45] Le défendeur a affirmé clairement qu’il « n’en restera pas là » parce que la Ville et ses préposés ont une dette envers lui, laquelle résulte de leur abus de droit et de la violation répétée de ses droits fondamentaux.
[46] Le défendeur a tort et voici pourquoi.
S’en suit la citation d’extraits des propos tenus par le défendeur, que nous ne jugeons pas approprié de reproduire ici. Il suffit de dire que le défendeur s’en prend à plusieurs policiers, ainsi qu’à une procureure et à des juges de la cour municipale, et même au juge de la Cour supérieure ayant prononcé l’ordonnance d’injonction interlocutoire, en utilisant un registre d’insultes de bas étage.
Le juge conclut que ses propos dépassent la limite d’une critique légitime protégée par la liberté d’expression :
[60] Les propos du défendeur s’articulent autour de thèmes récurrents, lesquels visent l’honnêteté et la probité de représentants et préposés de la Ville, procureurs et juges, notamment au motif que ceux-ci ne détiennent aucune autorité, et ce, faute par ces derniers d’avoir prêté serment conformément à la Loi sur les serments d’allégeance.
[61] Le défendeur utilise des termes qui réfèrent à l’illégalité, l’inconstitutionnalité, la criminalité, la trahison, la corruption, la fraude. Les propos du défendeur sont répétitifs et visent à humilier ou à blesser. Ces propos sont inexacts, mensongers, injurieux, frivoles et vexatoires. Ils portent atteinte à la réputation, à la dignité et à l’intégrité des employés et représentants de Ville et constituent du harcèlement.
[62] Le défendeur ne peut invoquer la liberté d’expression pour s’exonérer d’avoir tenu de tel propos, non plus que ces propos représentent la vérité, ce qui est tout à fait inexact.
Le droit à l’injonction
Devant cette situation, la Ville est en ordonnance d’obtenir une ordonnance d’injonction visant les propos articulés autour de certains thèmes précis, d’autant plus qu’il est prévisible que le défendeur récidive :
[63] Placée devant une telle situation, la Ville devait intervenir afin de prendre les mesures requises pour que, d’une part, le défendeur cesse toute forme de diffusion de propos diffamatoires et, d’autre part, pour qu’il retire ses propos diffamatoires et injurieux de l’Internet.
[64] La Ville a un droit clair à l’injonction recherchée, laquelle demeurera en vigueur malgré appel, le cas échéant.
[65] Effectivement, le défendeur est persuadé d’être dans son droit, ne reconnait pas le caractère diffamatoire de ses propos, a réitéré ses propos après l’ordonnance d’injonction interlocutoire du juge Sansfaçon et même devant le Tribunal, de sorte qu’il est à craindre que ce dernier récidive.
[66] Dans l’arrêt Prud’homme c. Municipalité de Rawdon, la Cour d’appel rappelle qu’une ordonnance d’injonction comme celle qui est recherchée dans le présent cas peut être émise, mais qu’elle doit faire référence à des propos précis :
[62] […] dans tous les cas l’ordonnance recherchée doit viser des propos précis, et ce, pour deux motifs. D’abord, l’ordonnance en termes généraux qui interdit de diffamer a pour effet de porter indûment atteinte à la liberté d’expression et a nécessairement un effet de bâillon (chilling effect) pour la personne visée (référence omise).
[67] La Ville soumet, avec raison, qu’il serait opportun d’interdire au défendeur de publier les noms de ses employés et représentants et d’aborder les thèmes et les termes récurrents suivants :
a) Illégalité, anticonstitutionnalité et inconstitutionnalité;
b) Criminalité (les employés de la Ville seraient des « criminels »);
c) Trahison, usurpation et autorité « de facto »;
d) Corruption, fraude et prévarication;
e) Dictature;
f) Qualificatifs du type « sataniques », « Nazi » et autres insultes;
[68] La Ville propose que l’identification des propos du défendeur par un trait noir vertical à la pièce P-12 puisse servir à délimiter l’interdiction, et ce, tant pour le passé que pour le futur.
[69] Le Tribunal est d’accord.
Le Tribunal refuse d’obliger le défendeur à publier une rétractation
La Ville demandait également que le défendeur soit tenu de publier la copie intégrale du jugement à intervenir, de même qu’une rétraction, ce que le Tribunal ne juge ni approprié, ni utile :
[72] Finalement, la Ville demande d’ordonner au défendeur de se rétracter sur sa page Facebook en y publiant « une rétractation complète et totale de tous lesdits propos retirés », dans les dix jours du présent jugement.
[73] La Ville ajoute à sa demande d’ordonner que le défendeur publie une copie intégrale du présent jugement pour une durée de 30 jours, et ce, « sans prendre de mesures particulières pour limiter l’étendue » de la publication. Bref, elle demande que cette publication soit « publique » et accessible à tous.
[74] Le Tribunal rejette ces demandes.
[75] D’une part, le Tribunal ne saurait contraindre le défendeur à publier une rétractation dont il n’est pas l’auteur et qui, par surcroit, ne reflète pas sa pensée. Il y a là un pas que le Tribunal n’est pas disposé à franchir. D’autre part, le Tribunal considère qu’il n’est pas souhaitable de permettre au défendeur d’élaborer sur les thèmes proscrits.
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