Appel d'offres, Construction, Responsabilité contractuelle

Prix unitaires débalancés : irrégularité majeure et rupture de l’égalité entre les soumissionnaires

Municipalité de Piedmont c. Uniroc Construction inc., 2020 QCCA 329

J’avoue avoir un peu de retard : cet arrêt de la Cour d’appel a été rendu le 26 février dernier. D’autres collègues ont déjà eu le temps d’écrire sur cette décision, ici et ici. Mais la décision nous semblait trop importante pour que l’on ne fasse pas brièvement état de celle-ci.

Concernant les prix unitaires débalancés, la Cour d’appel fait référence à un autre arrêt qu’elle avait rendue en 2019. Nous avions traité de celui-ci sur notre blogue.

Les faits

La Municipalité de Piedmont lance un appel d’offres pour remplacer des conduites d’aqueduc et d’autres travaux connexes. Le bordereau de soumission doit notamment prévoir des prix unitaires pour le dynamitage et l’excavation du roc ainsi que pour les conduites d’aqueduc.

Les documents d’appel d’offres estiment que les travaux nécessiteront l’excavation de 8700 mètres cubes de roc. Or, plusieurs soumissionnaires estiment que cette quantité est largement surestimée, sans toutefois en glisser mot aux professionnels de la municipalité.

Uniroc et d’autres soumissionnaires agiront en conséquence : ils soumissionnent à des prix très bas en ce qui concerne le roc (Uniroc soumissionne à 1$ le mètre cube alors que la municipalité estimait devoir débourser environ 40$ le mètre cube) et augmentent corrélativement les prix unitaires pour les conduites d’aqueduc.

Pourquoi? Lorsqu’il sera découvert par la municipalité que la quantité de roc à excaver est moins importante que prévue, la municipalité retirera des quantités du bordereau de soumission de l’adjudicataire. En soumissionnant à 1$/mètre cube, Uniroc se protège donc contre une baisse du montant du contrat.

Uniroc s’avère être la plus basse soumissionnaire. Or, en se rendant compte que les prix unitaires soumis par celle-ci sont débalancés et trop éloignés des prix attendus, la municipalité rejette la soumission d’Uniroc. Celle-ci conteste le rejet de sa soumission et poursuit la municipalité en dommages.

L’arrêt de la Cour d’appel

La Cour d’appel est d’avis que la soumission préparée par Uniroc contient une irrégularité majeure. Partant, la municipalité se devait de rejeter sa soumission et ne disposait d’aucune discrétion à cet égard. En effet, les prix unitaires débalancés peuvent avoir des conséquences importantes sur la suite du contrat et remettent en cause le principe d’égalité entre les soumissionnaires.

[22] L’analyse des documents d’appel d’offres et, plus spécifiquement, la qualification d’une irrégularité comme mineure ou majeure constitue une question mixte de fait et de droit qui commande la déférence de notre Cour. En l’espèce, la juge de première instance commet toutefois une erreur manifeste et déterminante lorsque, une fois qu’elle affirme que l’irrégularité de la soumission d’Uniroc « affecte le prix et rompt l’équilibre entre les soumissionnaires », elle conclut que celle-ci « n’entraînait pas le rejet automatique de sa soumission ».

[23] La distinction entre l’irrégularité mineure et majeure, même si elle n’est pas toujours facile à opérer, est régulièrement définie en jurisprudence. C’est ainsi que, par opposition à une irrégularité mineure, l’irrégularité majeure affecte les objectifs fondamentaux et l’intégrité du processus d’adjudication par voie de soumissions : (…)

[25] La juge a raison d’affirmer que l’irrégularité affecte le prix. D’abord, celle-ci a pour effet de rendre le prix imperméable pour l’essentiel à toute réduction de la quantité de roc, alors qu’Uniroc sait que la quantité de roc a été surévaluée, transférant ainsi le risque sur Piedmont. Ensuite, et Uniroc l’admet elle-même, cette solution lui permet d’éviter d’arriver à un prix total trop élevé.

[26] La juge a aussi raison d’affirmer que l’irrégularité de la soumission rompt l’égalité entre soumissionnaires. Ceux-ci faisaient en effet tous face à un délicat dilemme puisqu’à mesure où la quantité de roc augmente son prix unitaire diminue, les coûts fixes étant répartis sur un plus grand nombre. Il y a dès lors un risque pour un soumissionnaire que ses coûts fixes ne soient pas comblés s’il advenait que la quantité de roc diminue radicalement. En mettant le coût du roc dans celui des conduites d’aqueduc, Uniroc élimine ce risque, ce qui lui permet de maintenir un prix total relativement faible, ce que les autres soumissionnaires ne peuvent atteindre s’ils respectent les documents d’appel d’offres, ce que, en l’espèce, trois de ceux-ci ont fait.

(…)

[28] Dès lors que la juge de première instance, à juste titre donc, conclut que l’irrégularité affecte le prix et rompt l’équilibre entre les soumissionnaires, elle se devait, en application du critère qu’elle avait posé, d’en tirer les conséquences en la qualifiant de majeure et en concluant que Piedmont ne bénéficiait d’aucune discrétion et devait la rejeter. Voici ce qu’écrivait la Cour sur cette question : (…)

[33] Il en va exactement de même en l’espèce. La proportionnalité des prix unitaires constitue une exigence essentielle qui permet la comparaison entre les soumissions, affecte le prix et l’égalité entre les soumissionnaires. En ce sens, une contravention à cette règle constitue une irrégularité majeure ne permettant aucune discrétion au maître d’œuvre. En conséquence, Piedmont n’avait pas d’autre choix que d’écarter la soumission d’Uniroc. La juge aurait donc dû rejeter la demande de cette dernière.

À première vue, des prix unitaires débalancés n’auront pas d’impact : le montant final de la soumission demeurera le même, peu importe les différents prix unitaires qui composent cette même soumission. Or, un impact important pourra se faire sentir en cours d’exécution du contrat, dans la mesure où certaines quantités devaient être ajustées à la hausse ou à la baisse.

Notons en terminant que la Cour d’appel faisait l’année dernière un argument convainquant à l’effet que les prix unitaires débalancés pouvaient être un indice de collusion, en mentionnant que « la présence de prix unitaires trop bas, trop élevés ou inconstants pourrait constituer autant d’indices de collusion entre les soumissionnaires.« 

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