Entreprises QMD inc. c. Ville de Montréal, 2021 QCCA 1775
La qualification comme mineure ou majeure de l’irrégularité que présente une soumission est l’une des questions les plus épineuses du droit des contrats publics (nous avons d’ailleurs traités sur ce blogue des affaires Uniroc c. Piedmont, Montréal c. EBC inc., Val-Morin c. TGC et Axim c. UQAM).
En effet, lorsqu’une irrégularité est jugée mineure, le donneur d’ouvrage dispose d’une certaine discrétion pour y passer outre ou pour permettre au soumissionnaire de remédier au défaut, afin de lui adjuger le contrat. Au contraire, lorsque l’irrégularité est majeure, c’est-à-dire lorsqu’elle met en jeu l’égalité entre les soumissionnaires ou l’intégrité du processus d’appel d’offres, le donneur d’ouvrage n’a aucune discrétion et ne peut permettre au soumissionnaire de corriger son défaut.
Ces principes ont été expliqués dans un extrait souvent cité de l’arrêt rendu par la Cour d’appel dans l’arrêt R.P.M. Tech :
Certes, la Ville jouit d’une certaine latitude dans l’analyse de la conformité des soumissions. Ainsi, il faut éviter de l’astreindre à un formalisme qui battrait en brèche les avantages du recours aux soumissions publiques. En revanche, cette latitude ne l’autorise pas à accepter une soumission qui comporte une irrégularité majeure de nature à saper les règles énoncées précédemment et que le législateur a privilégiées. Autrement dit, la faculté reconnue à la ville d’accepter des soumissions qui comportent des irrégularités mineures, ne s’étend pas aux irrégularités majeures, à l’égard desquelles la Ville n’a aucune discrétion, et qui doivent, sous peine de nullité, entraîner le rejet de la soumission […]
Ici, deux impératifs fondamentaux s’affrontent : celui d’obtenir les biens et services au meilleur prix pour les contribuables en retenant la soumission la plus basse (même si cela nécessite de passer l’éponge sur l’irrégularité d’une soumission), et celui de respecter l’égalité entre les soumissionnaires et l’intégrité du processus d’appel d’offres. Pour respecter ces derniers principes, on ne saurait donc passer outre à une irrégularité qui a un impact sur le prix de la soumission ou qui touche à une exigence de fond des documents d’appel d’offres (exigence qui aurait pu faire en sorte que des fournisseurs potentiels s’abstiennent de soumissionner, comme l’explique la Cour d’appel dans l’affaire Tapitec).
Jusqu’à l’affaire dont je vais traiter aujourd’hui, une règle pouvait toutefois être prise pour acquis : lorsque les documents d’appel d’offres indiquaient qu’une omission serait sanctionnée par le rejet automatique de la soumission, le donneur d’ouvrage ne disposait d’aucune discrétion, ayant déjà annoncé ses couleurs dans le devis.
Or, dans son arrêt récent rendu dans l’affaire Entreprises QMD c Ville de Montréal, la Cour d’appel confirme le jugement de première instance qui rejette la poursuite du deuxième soumissionnaire contre la Ville, cette dernière ayant accepté la soumission la plus basse même si elle était affectée d’une irrégularité visée par une clause de rejet automatique.
Les faits de cette affaire, bien que très simples, sont particuliers. La Ville de Montréal lance un appel d’offres pour les travaux de mise aux normes de l’aréna de l’arrondissement Outremont.
Les documents d’appel d’offres contiennent la clause suivante :
34. DISPOSITIONS VISANT À FAVORISER L’INTÉGRITÉ EN MATIÈRE DE CONTRATS
.1 Le soumissionnaire, doit, à la date de dépôt de sa soumission, détenir une autorisation de contracter délivrée par l’Autorité des marchés financiers. Il doit transmettre une copie de son autorisation à la Ville de Montréal avec sa soumission, faute de quoi, sa soumission sera automatiquement rejetée.
Cette clause découle de l’article 21.17 la Loi sur les contrats des organismes publics, rendu applicable aux municipalités par les articles 573.3.3 de la Loi sur les cités et villes et 938.3.3 du Code municipal, qui impose à tout soumissionnaire désirant obtenir, notamment, un contrat de construction d’une valeur de 5 M$ et plus de détenir une autorisation de contracter émise par l’Autorité des marchés publics (à l’époque l’AMF). Mon collègue Alexandre Thériault-Marois expliquait d’ailleurs cette exigence et ses conséquences dans un billet publié il y a quelques mois.
Plusieurs entrepreneurs déposent des soumissions, dont Norgéreq et QMD. Or, le plus bas soumissionnaire, Norgéreq, omet de joindre à sa soumission une copie de son autorisation de contracter de l’AMF, bien qu’il la détient à la date du dépôt des soumissions.
En l’absence de la clause de rejet automatique, il y aurait eu peu de doutes que l’omission d’inclure une copie de l’autorisation qu’elle détenait à la date du dépôt des soumissions constituait une irrégularité mineure. En effet, le fait de permettre à Norgéreq de remédier à ce défaut n’aurait pas remis en question l’intégrité du processus. La clause de rejet automatique complique toutefois les choses.
Le contrat étant adjugé à Norgéreq, QMD poursuit la Ville en dommages-intérêts, soutenant que cette dernière, ayant inclus dans le devis une clause de rejet automatique, n’avait aucune discrétion et devait rejeter la soumission de Norgéreq.
En première instance, le juge Martin F. Sheehan rejette la poursuite de QMD. Dans son analyse des critères distinguant les irrégularités mineures et majeures, il reconnaît que la formulation impérative utilisée par la Ville milite en faveur d’une irrégularité majeure, mais juge que tous les autres critères pointent vers une irrégularité mineure.
L’exigence de détenir l’attestation est la condition essentielle, et celle d’en fournir copie en est l’accessoire
La Cour d’appel confirme cette conclusion du juge Sheehan :
[8] Dans les circonstances fort particulières de cette affaire, le juge était fondé de conclure que l’omission de Norgéreq de joindre son attestation à sa soumission lors du dépôt de sa soumission résultait d’une inadvertance de sa part et qu’elle constituait une dérogation mineure à laquelle l’intimée avait discrétion de passer outre. Son analyse du droit applicable, des critères permettant d’apprécier ce qui constitue une dérogation mineure ou majeure, de la preuve concernant le contexte dans lequel la Ville a incorporé la clause en litige aux documents d’appel d’offres et de sa conduite par la suite ne requiert pas l’intervention de la Cour. D’autant plus que le fait de ne pas tenir compte de l’irrégularité dans la soumission de Norgéreq et d’en permettre la correction n’a pas eu pour effet d’affecter les objectifs fondamentaux du processus d’appel d’offres : l’équité entre les soumissionnaires et l’intégrité du processus n’ont pas été mises en péril, pas plus que l’obtention d’un juste prix, au bénéfice du trésor public et des contribuables. Incidemment, avec une objectivité dont il faut lui reconnaître le mérite, l’avocat de l’appelante a admis lors de l’audience que l’égalité et l’équité entre les soumissionnaires ne sont pas en cause ici.
[9] La clause en litige a été rédigée par le contentieux de l’intimée à une époque où cette dernière ne pouvait vérifier en ligne si l’AMF avait bien délivré l’autorisation de contracter à un des soumissionnaires, d’où l’importance, à cette époque, de demander à ces derniers dans les documents d’appel d’offres de déposer copie de cette attestation avec leur soumission. Or, cette réalité n’existait plus au moment où l’appel d’offres fut publié. La vérification en ligne pouvait au contraire être effectuée depuis plusieurs mois déjà, ce que l’intimée a par ailleurs continué à faire même dans les cas où un soumissionnaire fournissait une copie de son autorisation avec sa soumission, et ce, afin de se prémunir contre la possibilité de copies contrefaites.
[10] Ces circonstances singulières établies par la preuve justifiaient le juge de conclure que, malgré le texte apparemment impératif de la deuxième phrase de la clause litigieuse, c’est la détention de l’autorisation de l’AMF lors du dépôt de sa soumission qui constituait ici la condition essentielle et que l’obligation d’en déposer une copie avec ladite soumission en était simplement un accessoire.
[11] Le juge n’a donc commis aucune erreur révisable en refusant de s’arrêter au sens purement littéral de la seule phrase en litige, pour plutôt analyser l’ensemble de la preuve au regard des principes applicables, tels qu’ils ressortent notamment des arrêts R.P.M. Tech, Tapitec et EBC inc., afin de vérifier s’il était devant un cas de dérogation mineure ou majeure.
[12] En somme, vu les circonstances révélées par la preuve, la position de l’appelante est teintée de ce type de « formalisme qui battrait en brèche les avantages du recours aux soumissions publiques ».
Quelles leçons en tirer?
Tout d’abord, il faut mentionner que cette conclusion découle de faits très particuliers, alors que la clause litigieuse était manifestement désuète. Par contre, il y a matière à se réjouir du fait que les tribunaux, autant en première instance qu’en appel, sont allés au fond de la question de la qualification de l’irrégularité, sans s’arrêter au seul texte du devis, donnant raison à la Ville qui a retenu la soumission la plus avantageuse pour ses contribuables.
Il reste toutefois à espérer qu’aucune autre municipalité ne sera confrontée à une telle situation, qui ne peut faire autrement que de donner lieu à un litige. Suite à cette décision, les donneurs d’ouvrages auraient donc avantage à réviser leurs documents d’appels d’offres pour limiter l’utilisation des clauses de rejet automatique aux exigences qu’ils considèrent comme étant réellement fondamentales (incluant, bien sûr, celles qui leur sont imposées par des lois d’ordre public).
En effet, il faut prévoir que les tribunaux continueront à considérer l’insertion d’une clause de rejet automatique comme une manifestation forte du fait qu’une exigence est considérée incontournable par le donneur d’ouvrage. Ce dernier, s’il souhaite se réserver la possibilité d’accepter la soumission la plus basse même en présence d’une irrégularité, devrait donc limiter l’utilisation des clauses de rejet automatique à celles qu’il juge strictement nécessaires.