Compétences municipales, Droits et libertés, Environnement

Victoire de Mirabel dans le dossier du Publisac : qu’est-ce que la Cour d’appel a dit?

Médias Transcontinental c. Ville de Mirabel, 2023 QCCA 863

Dans un arrêt rendu le 3 juillet dernier, la Cour d’appel a confirmé le jugement de première instance (que mon collègue Alexandre Thériault-Marois avait résumé) rejetant la contestation du projet de règlement de la Ville de Mirabel imposant un régime de type « opt‑in » pour la distribution à domicile des imprimés publicitaires, plutôt que le régime de type « opt-out » antérieurement en vigueur.

Rappelons que le nouveau règlement, en vigueur depuis le 1er octobre 2019, interdit la distribution des imprimés commerciaux à domicile, à moins que les résidents aient apposé un autocollant portant un logo vert sur leur boîte aux lettres, signifiant leur consentement à les recevoir (le refus étant donc présumé). Auparavant, les résidents ne souhaitant pas les recevoir devait apposer un autocollant portant un logo rouge (le consentement étant présumé).

Depuis, plusieurs municipalités, dont la Ville de Montréal, a adopté un règlement du même type et la mesure est incluse dans le Plan métropolitain de gestion des matières résiduelles de la Communauté métropolitaine de Montréal, pavant la voie à son adoption par les 82 municipalités du territoire de la CMM.

L’efficacité de la mesure se heurte toutefois aux obligations de Postes Canada, à qui la règlementation municipale qui entrave son service postal est constitutionnellement inapplicable.

L’arrêt de la Cour d’appel aborde plusieurs questions relatives à la procédure d’adoption du règlement, à sa validité en droit administratif et sa validité constitutionnelle eu égard à la protection de la liberté d’expression. Nous traiterons dans ce billet de la procédure d’adoption et de la validité constitutionnelle du règlement.

La question procédurale : la modification au projet de règlement

Transcontinental attaque premièrement le règlement au motif que sa procédure d’adoption serait viciée, puisque des modifications importantes ont été apportées entre le projet de règlement déposé au moment de l’avis de motion, et le règlement finalement adopté. En effet, depuis 2017, la Loi sur les cités et villes prévoit que l’adoption d’un règlement doit être précédée du dépôt d’un projet de règlement, afin que les élus et le public puissent être informés à l’avance des mesures proposées.

Or, le projet de règlement initial prévoyait uniquement des modifications au règlement sur les imprimés publicitaires existant, alors que le règlement finalement adopté le remplace complètement. Comme le juge de première instance, la Cour d’appel est d’avis que ce changement n’invalide pas le règlement adopté, puisque celui-ci porte sur le même objet que le projet initial :

[23]      Le conseil municipal peut modifier le projet de règlement entre la date de son dépôt et son adoption, à condition que ces modifications ne soient pas « de nature à changer l’objet de celui-ci, tel que prévu dans le projet déposé », sous peine de nullité :

« 356. […]

Le conseil adopte, avec ou sans changement, le règlement lors d’une séance distincte de celle au cours de laquelle l’avis de motion a été donné et de celle au cours de laquelle le projet de règlement a été déposé et tenue au plus tôt le deuxième jour suivant celui de la dernière de ces séances.

[…]

Les changements apportés au règlement soumis pour adoption ne doivent pas être de nature à changer l’objet de celui-ci, tel que prévu dans le projet déposé.

[…]

Toute contravention à l’un ou l’autre des premier, deuxième, quatrième ou huitième alinéas entraîne la nullité du règlement. »

[Soulignements ajoutés]

[24]        L’intention derrière l’interdiction prévue à l’article 356, al. 8 L.c.v., adoptée en 2018, est d’éviter que les conseillers fassent des « modifications radicales entre le moment […] où le projet est [déposé] et le projet final », contrecarrant ainsi l’objectif de « transparence » de l’article 356, al. 2 L.c.v., lequel veut permettre « notamment aux conseils municipaux qui [sont] dans l’opposition de prendre connaissance sur quoi ils allaient voter » et d’accorder aux « citoyens […] un temps pour en prendre connaissance » [extraits du Journal des débats de la Commission de l’aménagement du territoire, séance du 14 février 2018].

[25]        Outre ces formalités légales et des exigences législatives particulières, il n’existe aucun devoir général pour une ville de prendre des mesures additionnelles pour informer le public ou pour consulter les parties dont les droits et intérêts seraient affectés par un règlement de nature législative, et ce, « bien que cela puisse être souhaitable dans un but de transparence ».

[26]        L’approche préconisée par Transcontinental, si elle devait être avalisée, empêcherait le déroulement du processus législatif fondé sur la perfectibilité des projets de règlement, ce qui n’était certainement pas l’intention du législateur en adoptant l’article 356 al. 8 L.c.v.

Cette conclusion est d’intérêt pour les juristes municipaux qui doivent déterminer dans quelle mesure un projet de règlement déposé au conseil municipal peut être l’objet de modifications avant son adoption finale. Ce n’est pas la forme du règlement qui importe, ni le détail des moyens proposés, mais plutôt l’objet visé par le règlement, qui est déterminant.

La question constitutionnelle : l’atteinte à la liberté d’expression est-elle justifiée?

Il n’est pas contesté que le règlement de Mirabel porte atteinte au droit de Transcontinental à la liberté d’expression, qui bénéficie d’une protection constitutionnelle.

Les tribunaux doivent donc déterminer si l’atteinte est justifiée dans une société libre et démocratique, permettant de sauvegarder le règlement grâce à l’article 1 de la Charte canadienne des droits et libertés :

La Charte canadienne des droits et libertés garantit les droits et libertés qui y sont énoncés. Ils ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique.

Dans cette situation, les tribunaux ont recours au test en deux volets établir dans l’arrêt R. c. Oakes rendu en 1986 par la Cour suprême du Canada. Ainsi, pour être sauvegardé par l’article 1, une loi ou un règlement qui porte atteinte à un droit ou à une liberté garantie par la Charte doit :

  1. Viser un objectif urgent et réel;
  2. Prévoir des moyens raisonnables et proportionnels à l’objectif visé, c’est-à-dire :
    • Qu’il existe une lien rationnel entre la mesure et l’objectif visé;
    • Que l’atteinte au droit ou à la liberté garantie soit minimale;
    • Que les bénéfices de la mesure soient plus importants que ses effets préjudiciables aux droits et libertés garantis.

L’exigence d’un lien rationnel entre la mesure et l’objectif légitime

Si l’existence d’un objectif urgent et réel (la protection de l’environnement et la réduction des déchets à la souce) est admise, Transcontinental conteste l’existence d’un lien rationnel entre cette objectif et l’interdiction imposée, en remettant en question l’efficacité de la mesure :

[60]      Transcontinental conteste l’appréciation par le juge de la preuve du lien rationnel entre le Règlement 2326 (cherchant à limiter la distribution d’imprimés publicitaires) et la réduction de la quantité résiduelle liée à ses imprimés.

[61]      L’exclusion de Postes Canada de l’application du Règlement 2326 ne peut être opposée comme argument à l’encontre de la rationalité vu la réalité constitutionnelle. On ne peut pas déclarer l’article 3.1 du Règlement 2326 inopérant simplement parce que cette interdiction, en soi rationnelle, est constitutionnellement inapplicable au « service postal », suivant l’article 91(3) de la Loi constitutionnelle de 1867, et que cette inapplicabilité a pour effet de rendre moins certaine la réalisation de sa finalité parce que les commerçants peuvent se tourner vers Postes Canada pour distribuer leur publicité. Il est établi qu’il faut interpréter et appliquer la Charte d’une manière cohérente avec les autres dispositions constitutionnelles, ce qui signifie, en l’espèce, qu’on ne peut pas faire abstraction du partage des compétences législatives consacré par la Loi constitutionnelle de 1867 lorsqu’il s’agit d’évaluer si le Règlement 2326 constitue une limite raisonnable à la liberté d’expression dans une société libre et démocratique. L’acceptation de la position de l’appelante signifierait que l’intimée ne peut réglementer Transcontinental parce qu’elle ne peut réglementer Postes Canada. Pour les mêmes raisons, on ne peut pas juger ce règlement discriminatoire ou illogique au motif que Postes Canada est exclue de son application.

[62]      Par ailleurs, l’incohérence alléguée entre les pratiques de l’intimée en matière de distribution de ses propres bulletins informatifs et le fondement anti-gaspillage derrière le Règlement 2326, même si avérée, n’est pas un obstacle à l’existence du lien rationnel. Le fait qu’un gouvernement interdise une chose sans faire preuve lui-même d’exemplarité ne signifie pas qu’interdire la chose est en soi irrationnel. Même si, en l’espèce, l’intimée pourra peut-être participer à la réduction d’imprimés distribués dans la municipalité, je souligne que le Règlement 2326 ne s’applique qu’aux imprimés commerciaux et non pas aux documents politiques.

Derrière ces propos se profile une idée qu’a exprimée explicitement le juge de première instance, soit qu’il n’a pas à juger de l’efficacité réelle de la mesure :

[250]     Pour prouver l’existence d’un lien rationnel, Mirabel devait établir un lien causal, fondé sur la raison ou la logique, entre la restriction à la liberté d’expression et l’avantage recherché.  La Ville doit démontrer qu’il est raisonnable de supposer que la restriction peut contribuer à la réalisation de l’objectif, et non qu’elle y contribuera effectivement.

Ainsi, bien que cela puisse être souhaitable, la Ville n’a pas à prouver devant le Tribunal que la mesure sera réellement efficace, ni qu’elle a choisi la mesure la plus efficace possible pour atteindre l’objectif. En cela, les tribunaux sont respectueux de la discrétion du conseil municipal de choisir les moyens appropriés pour atteindre l’objectif urgent et réel, pour autant qu’ils puissent conclure par la raison et la logique à un lien entre la mesure et l’objectif.

L’atteinte minimale à la liberté d’expression

La Cour s’attarde ensuite à la question de savoir si l’atteinte portée par le règlement à la liberté d’expression est minimale :

[63]      Il faut vérifier si l’intimée a bel et bien fait la démonstration que l’article 3.1 du Règlement 2326 constitue une atteinte minimale à la liberté d’expression :

« [149] […] le gouvernement n’est pas tenu de recourir au moyen le moins attentatoire possible pour réaliser son objectif, mais celui qu’il choisit doit se situer à l’intérieur d’une gamme de mesures alternatives raisonnables :

[…] Le processus d’adaptation est rarement parfait et les tribunaux doivent accorder une certaine latitude au législateur. Si la loi se situe à l’intérieur d’une gamme de mesures raisonnables, les tribunaux ne concluront pas qu’elle a une portée trop générale simplement parce qu’ils peuvent envisager une solution de rechange qui pourrait être mieux adaptée à l’objectif et à la violation [. . .] Par contre, si le gouvernement omet d’expliquer pourquoi il n’a pas choisi une mesure beaucoup moins attentatoire et tout aussi efficace, la loi peut être déclarée non valide.  [Renvois omis.] […]. » (Association de la police montée de l’Ontario c. Canada (Procureur général)2015 CSC 1, paragr. 149.)

[Soulignements ajoutés]

[64]      Je suis d’avis que l’intimée a aussi fait cette démonstration. La preuve au dossier établit selon la balance de probabilités qu’elle a exploré d’autres options, mais conclu que seul le renversement de la présomption d’acceptation des imprimés publicitaires permettrait d’atteindre son but.

[65]      Le fait que les mesures alternatives suggérées par l’appelante (ex. : campagne de sensibilisation) soient concevables ne rend pas excessive la mesure préconisée par l’intimée de réduire les imprimés et adoptée dans le Règlement. Ainsi, l’intervention de la Cour n’est pas justifiée.

Ainsi, il n’appartient pas au Tribunal de déterminer quelle mesure, parmi toutes celles que le conseil municipal aurait pu adopter, est la moins attentatoire à la liberté d’expression, son rôle étant plutôt de déterminer si la mesure adoptée par le conseil se situe « à l’intérieur d’une gamme de mesures alternatives raisonnables ».

Les bénéfices pour l’environnement surpassent les préjudices pour Transcontinental

Finalement, la Cour d’appel conclut que le juge de première instance n’a pas  erré dans l’évaluation de la proportionnalité entre les bénéfices et préjudices de la mesure :

[67]      Le juge conclut que les effets bénéfiques du Règlement 2326 « surpass[ai]ent largement les effets préjudiciables encore inconnus qui pourraient découler de l’atteinte minimale à la liberté d’expression commerciale de » Transcontinental. Il ajoute que « [L]es distributeurs d’imprimés publicitaires, dont Publisac, conserv[aient] l’opportunité de rejoindre leur clientèle cible, soit ceux qui veulent véritablement recevoir les imprimés publicitaires réglementés » et que « le sacrifice économique exigé de Publisac et des annonceurs commerciaux [serait] largement compensé par les avantages qui découleront de la réduction des matières résiduelles, du transport de celles-ci, des émanations des véhicules les transportant, de la manutention, du tri et de la disposition des matières recyclables ».

[68]      Ici, encore, l’appelante attaque l’appréciation de la preuve faite par le juge sans pour autant identifier une erreur manifeste et déterminante. L’omission par un juge de traiter spécifiquement de chaque élément de preuve présenté par une partie n’est pas en soi constitutive d’une erreur. De plus, l’intimée n’était pas obligée en droit d’avoir recours à une ou des expertises pour prouver l’évaluation des possibles impacts environnementaux sur la limitation de distribution préconisée par l’adoption du Règlement 2326. Il est admissible pour un juge de tirer des inférences logiques comme, en l’espèce, l’effet réducteur du Règlement 2326 sur les matières résiduelles. Encore une fois, aucune erreur manifeste n’est démontrée par l’appelante.

Les jugements rendus dans cette affaire démontrent donc une sensibilité accrue aux préoccupations environnementales par les tribunaux.

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